La vie nomade et les routes d'Angleterre au 14e siècle. J. J. Jusserand

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Название La vie nomade et les routes d'Angleterre au 14e siècle
Автор произведения J. J. Jusserand
Жанр Документальная литература
Серия
Издательство Документальная литература
Год выпуска 0
isbn 4064066088293



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du bois qui grince accompagnait le véhicule. Ces carrioles étaient très répandues. Les unes avaient la forme d'un tombereau carré, simples boîtes massives, tout en planches, portées sur deux roues; d'autres, un peu plus légères, étaient formées de lattes garnies d'un treillage d'osier; les roues étaient protégées par de gros clous à têtes proéminentes [25]. Les unes et les autres servaient aux travaux de la campagne; on en trouvait partout et on les louait à très bon marché. Deux pence par mille et par tonne était le prix habituel; pour des sacs de blé à transporter, c'était, en général, un penny par mille et par tonne [26]. Tout cela ne prouve pas que les routes fussent excellentes, mais bien plutôt que ces charrettes, indispensables à l'agriculture, étaient nombreuses. Pour les gens du village qui les fabriquaient eux-mêmes, elles ne représentaient pas une forte somme; ils les faisaient solides et massives, parce qu'elles étaient plus faciles à établir ainsi et résistaient mieux aux cahots des chemins; une rémunération assez faible devait donc suffire aux charretiers. Le roi avait toujours besoin de leurs services; quand il se transportait d'un manoir à un autre, le brillant cortège des seigneurs était suivi par une armée de chariots d'emprunt.

      Les pourvoyeurs officiels trouvaient les charrettes sur place et se les appropriaient librement; ils exerçaient leurs réquisitions jusqu'à dix lieues à la ronde des points que traversait le convoi royal. Ils prenaient même sans scrupule les chars de gens de passage, venant de trente à quarante lieues de là, dont le voyage se trouvait ainsi brusquement interrompu. Il y avait bien des statuts qui disaient qu'on ne ferait pas d'emprunts forcés, et surtout qu'on payerait honnêtement, c'est-à-dire «dix pence par jour pour une charrette à deux chevaux et quatorze pence pour une charrette à trois chevaux». Mais souvent on ne pensait pas à payer. La «poevre commune» recommençait ses protestations, le parlement ses statuts et les pourvoyeurs leurs exactions. Outre les charrettes, ils demandaient du blé, du foin, de l'avoine, de la bière, de la viande; c'était une petite armée qu'il fallait nourrir, et les réquisitions jetaient la terreur dans les villages. On faisait ce qu'on pouvait pour s'en exempter; le moyen le plus simple était de corrompre le pourvoyeur, mais les pauvres ne le pouvaient pas. Cependant, les règlements étaient innombrables qui avaient tous successivement promis qu'il n'y aurait plus d'abus jamais. Le roi était impuissant; sous un gouvernement imparfait, les lois créées pour durer toujours perdent rapidement leur vitalité, et celles qu'on faisait alors mouraient en un jour. Les pourvoyeurs pullulaient; beaucoup se donnaient pour officiers du roi qui ne l'étaient point, et ce n'étaient pas les moins avides. Tous achetaient à des prix dérisoires et se bornaient à promettre le payement. Le statut de 1330 montre comment ces payements ne venaient jamais, comment aussi, quand on prenait vingt-cinq «quarters» de blé, on en comptait vingt seulement, parce qu'on mesurait «chescun bussel à coumble [27]». De même, pour le foin, la paille, etc., les pourvoyeurs trouvaient moyen de se faire compter un demi-penny ce qui valait deux ou trois pence, ils ordonnaient qu'on leur amenât des provisions de vin, gardaient le meilleur afin de le revendre à leur compte, et se faisaient payer pour en rendre une partie à ceux à qui ils l'avaient pris, ce qui renversait singulièrement les rôles. Tout cela, le roi le reconnaît et il réforme en conséquence. Il réforme de nouveau peu de temps après et avec le même résultat. En 1362, il déclare que désormais les pourvoyeurs payeront comptant, au prix courant du marché, et il ajoute cette règle plaisante, que les pourvoyeurs perdront leur nom détesté et seront appelés acheteurs: «que le heignous noun de purveour soit chaungé et nomé achatour [28]». Les deux mots comportaient donc des idées très différentes (Ap. 9).

      C'était à cheval que le roi et les seigneurs voyageaient la plupart du temps; mais ils avaient aussi des voitures. Rien ne donne mieux l'idée du luxe encombrant et gauche qui fait, pendant ce siècle, l'éclat de la vie civile, que la structure de ces lourdes machines. Les plus belles avaient quatre roues; trois ou quatre chevaux les tiraient, attelés à la file, et sur l'un d'eux était monté le postillon, armé d'un fouet à manche court et à plusieurs lanières; des poutres solides reposaient sur les essieux, et au-dessus de ce cadre s'élevait une voûte arrondie comme un tunnel: on voit quel ensemble disgracieux. Mais l'élégance des détails était extrême; les roues étaient ouvragées et leurs rayons, en approchant du cercle, s'épanouissaient en nervures formant ogive; les poutres étaient peintes et dorées, l'intérieur était tendu de ces éblouissantes tapisseries, la richesse du siècle; les bancs étaient garnis de coussins brodés et l'on pouvait s'y étendre moitié assis et moitié couché; des sortes d'oreillers étaient disposés dans les coins comme pour appeler le sommeil; des fenêtres carrées étaient percées dans les parois, et des rideaux de soie y pendaient [29]. Ainsi voyageaient de nobles dames à la taille grêle, étroitement serrées dans des robes qui dessinaient tous les plis du corps; leurs longues mains fluettes caressaient le chien ou l'oiseau favori. Le chevalier, également serré dans sa cotte-hardie, regardait d'un œil complaisant et, s'il savait les belles manières, expliquait son cœur à sa nonchalante compagne en longues phrases comme dans les romans. Le large front de la dame, qui peut-être s'est arraché par coquetterie les sourcils et les cheveux follets, ce dont s'indignaient les faiseurs de satires [30], s'illumine par instants, et son sourire paraît comme un rayon de soleil. Cependant les essieux crient, les fers des chevaux grincent sur le gravier, la machine avance par soubresauts, descend dans les ornières, bondit tout entière au passage des fossés et retombe brutalement avec un bruit sourd. Il faut parler haut pour faire entendre les discours raffinés que pouvait inspirer le souvenir de la Table-Ronde. Une nécessité si triviale a toujours suffi à rompre le charme des pensées les plus délicates: trop de secousses agitent la fleur, et quand le chevalier la présente elle a perdu sa poudre parfumée.

      Posséder une voiture pareille était un luxe princier. On se les léguait par testament, et c'était un don de valeur. Le 25 septembre 1355, Elisabeth de Burgh, lady Clare [31], écrit ses dernières volontés et attribue à sa fille aînée «son grant char ove les houces, tapets et quissyns». La vingtième année de Richard II, Roger Rouland reçoit 400 livres sterling pour une voiture destinée à la reine Isabelle; et maître la Zouche, la sixième année d'Édouard III, 1000 livres pour le char de lady Éléanor [32]. C'étaient des sommes énormes: au quatorzième siècle, le prix moyen d'un bœuf était de treize shillings un penny un quart, d'un mouton un shilling cinq pence, d'une vache neuf shillings cinq pence, et d'un poulet un penny [33]. Le char de lady Éléanor représentait donc la valeur d'un troupeau de seize cents bœufs.

      Entre ces voitures luxueuses et les charrettes paysannes, il n'y avait rien qui remplaçât cette légion de voitures bourgeoises auxquelles nous sommes accoutumés aujourd'hui. Il s'en trouvait certainement de moins chères que celles des princesses de la cour d'Édouard, mais pas un grand nombre. Tout le monde à cette époque savait monter à cheval et il était beaucoup plus pratique de se servir de sa monture que des pesants véhicules du temps. On allait plus vite et l'on était plus sûr d'arriver. Les lettres de la famille Paston montrent que les choses n'avaient guère changé au quinzième siècle. Jean Paston étant malade à Londres, sa femme lui écrit pour le supplier de revenir dès qu'il pourra endurer le cheval; l'idée d'un retour en voiture ne leur vient même pas à l'esprit. Il s'agit cependant d'une «grande maladie, a grete dysese».

      Marguerite Paston écrit, le 28 septembre 1443:

      «Si j'avais pu avoir ma volonté, je vous aurais déjà dit bien plus tôt combien je désirais que vous fussiez à la maison, s'il vous plaisait. Votre maladie aurait été tout aussi bien soignée ici que là où vous êtes; j'aimerais mieux cela que recevoir une robe neuve, fût-elle même d'écarlate. Je vous en prie, si votre mal se guérit et si vous pouvez supporter le cheval, quand mon père ira à Londres et qu'on renverra son cheval chez nous, demandez-le-lui et servez-vous de la bête pour revenir. Car j'espère que vous serez soigné ici aussi tendrement que vous avez pu être à Londres [34].»

      Il y avait peu d'endroits en Angleterre où l'aspect du cortège royal ne fût pas bien connu. Les voyages de la cour étaient incessants; on en a vu plus haut les motifs. Les itinéraires royaux qui ont été publiés mettent en lumière d'une façon frappante ce besoin continuel de mouvement. L'itinéraire du roi Jean sans Terre montre qu'il passait rarement un mois entier au même endroit, et le plus souvent il n'y demeurait même pas une semaine. En quinze jours on le trouve fréquemment