Название | La vie nomade et les routes d'Angleterre au 14e siècle |
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Автор произведения | J. J. Jusserand |
Жанр | Документальная литература |
Серия | |
Издательство | Документальная литература |
Год выпуска | 0 |
isbn | 4064066088293 |
C'est que ces travaux n'étaient pas considérés comme mondains; c'étaient plutôt des œuvres pies et méritoires devant Dieu, au même titre que la visite des malades et le soulagement des pauvres [2]; on y voyait une véritable aumône pour des malheureux, les voyageurs. C'est pourquoi le clergé y demeurait soumis. Le caractère pieux de ce genre de travaux suffirait à prouver que les routes n'étaient pas aussi sûres ni en aussi bon état qu'on l'a soutenu quelquefois [3]. Le plus bel effet de l'idée religieuse au moyen âge a été de produire ces enthousiasmes désintéressés qui créaient sur-le-champ, dès qu'une misère de l'humanité devenait flagrante, des sociétés de secours et rendaient populaire l'abnégation. On vit, par exemple, une de ces misères dans la puissance des infidèles, et les croisades se succédèrent. On s'aperçut au treizième siècle de l'état de délaissement de la basse classe dans les villes, et saint François envoya pour consolateurs aux abandonnés ces frères mendiants si justement populaires d'abord, mais dont la renommée changea si vite. C'est de la même façon que l'on considéra les voyageurs comme des malheureux dignes de pitié et qu'on leur vint en aide pour plaire à Dieu. Un ordre religieux avait été fondé dans ce but au douzième siècle, celui des frères pontifes ou faiseurs de ponts, qui se répandit dans plusieurs pays du continent [4]. En France, ils construisirent sur le Rhône le célèbre pont d'Avignon, qui garde aujourd'hui encore quatre des arches élevées par eux, et celui de Pont-Saint-Esprit, qui n'a pas cessé de servir. Pour rompre la force d'un courant tel que celui du Rhône, ils bâtissaient des piles très rapprochées, d'une coupe oblongue, qui se terminaient en angle aigu aux deux extrémités de leur axe; et leur maçonnerie était si solide que dans plusieurs endroits, pendant sept siècles déjà, les fleuves l'ont respectée. Ils avaient en outre des établissements au bord des cours d'eau et aidaient à les passer en bateau. Les laïques apprirent les secrets de leur art et commencèrent à les remplacer dès le treizième siècle; les ponts se multiplièrent en France, et beaucoup subsistent: tel, par exemple, que ce beau pont de Cahors resté intact et qui a même conservé jusqu'à présent les tourelles à mâchicoulis qui servaient autrefois à le défendre.
On ne trouve pas trace en Angleterre d'établissements fondés par les frères pontifes; mais il est certain que là, comme ailleurs, les travaux de construction de ponts et de chaussées avaient un caractère pieux. Pour encourager les fidèles à y prendre part, Richard de Kellawe, évêque de Durham (1311-1316), leur remet une partie des peines de leurs péchés. Le registre de sa chancellerie épiscopale contient souvent des insertions de cette sorte: «Memorandum... Monseigneur a accordé quarante jours d'indulgence à tous ceux qui puiseront dans le trésor des biens que Dieu leur a donnés, pour fournir à l'établissement et à l'entretien du pont de Botyton, des secours précieux et charitables;» quarante jours, en une autre circonstance, pour le pont et la chaussée entre Billingham et Norton [5], et quarante jours pour la grand'route de Brotherton à Ferrybridge. Le libellé de ce dernier décret est caractéristique.
«A tous ceux qui, etc... Persuadés que les esprits des fidèles sont d'autant plus prompts à s'attacher aux œuvres pies qu'ils ont reçu le salutaire encouragement d'indulgences plus grandes, confiants dans la miséricorde de Dieu tout-puissant et les mérites et les prières de la glorieuse Vierge sa mère, de saint Pierre, de saint Paul et du très saint confesseur Cuthbert, notre patron, nous remettons quarante jours de la pénitence à eux imposée à tous nos paroissiens et autres...... sincèrement contrits et confessés de leurs péchés, qui aideront charitablement par leurs dons ou leur travail corporel à l'établissement et à l'entretien de la chaussée entre Brotherton et Ferrybridge, où il passe beaucoup de monde [6].»
Les guilds aussi, ces confréries laïques qu'animait l'esprit religieux, réparaient les routes et les ponts. C'est ce que faisait la guild de la Sainte-Croix de Birmingham, fondée sous Richard II, et son intervention était fort utile, comme le remarquaient, deux siècles plus tard, les commissaires d'Édouard VI. La guild entretenait «en bon état deux grands ponts de pierre et plusieurs grands chemins qui auraient été sans cela défoncés et dangereux: dépenses que la ville est dans l'impossibilité de faire. Le défaut de cet entretien causera un grand dommage aux sujets de Sa Majesté qui vont aux marches de Galles ou en viennent, et la ruine complète de ladite ville, laquelle est une des plus belles et de celles qui donnent à Sa Majesté les meilleurs revenus de toutes les villes du comté [7].»
Que la reine Mathilde (XIIe siècle) se soit ou non mouillée, comme on croit, en passant à gué la rivière à Stratford-at-Bow, ce village même où l'on devait parler plus tard le français qui amuserait Chaucer, il est certain qu'elle pensa faire œuvre méritoire en y construisant deux ponts [8]. Plusieurs fois réparé, Bow Bridge existait encore en 1839. Elle dota sa fondation en cédant une terre et un moulin à eau à l'abbesse de Barking, chargée à perpétuité d'entretenir le pont et la chaussée voisine. La reine mourut; une abbaye d'hommes fut fondée à Stratford même, tout près des ponts, et l'abbesse s'empressa de transmettre au monastère nouveau la propriété du moulin et la charge des réparations. L'abbé les fit d'abord, puis il s'en lassa et finit par en déléguer le soin à un certain Godfrey Pratt. Il lui avait bâti une maison sur la chaussée, à côté du pont, et lui fournissait une subvention annuelle. Pendant longtemps, Pratt exécuta le contrat, «se faisant assister, dit une enquête d'Édouard Ier, de quelques passants, mais sans avoir souvent recours à leur aide». Il recevait aussi la charité des voyageurs et ses affaires prospéraient. Elles prospérèrent si bien que l'abbé crut pouvoir retirer sa pension; Pratt se dédommagea de son mieux. Il établit des barres de fer en travers du pont et fit payer tous les passants, sauf les riches; car il faisait prudemment exception «pour les gens de noblesse; il avait peur et les laissait passer sans les inquiéter». La contestation ne se termina que sous Édouard II; l'abbé reconnut ses torts, reprit la charge du pont et supprima les barres de fer, le péage et Godfrey Pratt lui-même.
Ce pont, sur lequel Chaucer sans doute a passé, était en pierre; ses arches étaient étroites et ses piles épaisses; de puissants contreforts les soutenaient et divisaient la force du courant; ils formaient à leur partie supérieure un triangle ou gare d'évitement qui servait de refuge aux piétons, car le passage avait si peu de largeur qu'une voiture suffisait à l'obstruer. Quand on le démolit en 1839, on reconnut que les procédés de construction avaient été très simples. Pour établir les piles dans le lit de la rivière, les maçons avaient simplement jeté du mortier et des pierres jusqu'à ce que le niveau de l'eau eût été atteint. On remarqua aussi que le mauvais vouloir de Pratt, de l'abbé ou de leurs successeurs avait dû rendre, à certains moments, le pont presque aussi dangereux que le gué primitif. Les roues des voitures avaient creusé dans la pierre des ornières si profondes et les fers des chevaux avaient tellement usé le pavement, qu'une arche s'était trouvée percée.
Le caractère pieux de ces constructions se révélait par la chapelle qu'elles portaient. Bow Bridge était ainsi placé sous la protection de sainte Catherine. Le pont de Londres avait aussi une chapelle, dédiée à saint Thomas de Cantorbéry. C'était une volumineuse construction gothique, de forme absidale, avec de hautes fenêtres et des clochetons ouvragés, presque une église. Une miniature de manuscrit [9] la montre attachée à la pile du milieu, tandis que, tout le long du parapet, des maisons aux toits aigus projettent sur la Tamise leur deuxième étage, qui surplombe.
Aucun Anglais au moyen âge et même à la renaissance n'a jamais parlé sans orgueil du pont de Londres; c'était la grande merveille nationale; il demeura jusqu'au milieu du dix-huitième siècle le seul pont de la capitale. Il avait été commencé en 1176, sur l'emplacement d'une