La vie nomade et les routes d'Angleterre au 14e siècle. J. J. Jusserand

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Название La vie nomade et les routes d'Angleterre au 14e siècle
Автор произведения J. J. Jusserand
Жанр Документальная литература
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Издательство Документальная литература
Год выпуска 0
isbn 4064066088293



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surtout en hiver. Les annales de l'abbaye de Meaux près Beverley mentionnent perpétuellement les ravages causés par le débordement du fleuve, parlent de fermes, de moulins détruits, de terres entières submergées et de cultures anéanties. Les propriétaires du bac profitaient de ces accidents pour augmenter sans cesse leurs prix, et il fallut que le roi lui-même intervînt pour rétablir la taxe normale, qui était d'un penny pour un cavalier: c'est celle que payent, ou peu s'en faut, les fellows et leur suite (Ap. 14). Quelquefois nos voyageurs se munissent d'avance de provisions à emporter; on achète un saumon, pro itinere, 18 pence, et l'on paye pour le faire cuire, sans doute avec quelque sauce compliquée, 8 pence.

      On peut voir d'amusants spécimens de dialogues à l'arrivée entre le voyageur et l'aubergiste, avec discussion sur le prix des victuailles, dans le manuel de conversation française composé à la fin du quatorzième siècle par un Anglais, sous le titre de: La manière de language que enseigne bien à droit parler et escrire doulcz françois [68]. Le chapitre III est particulièrement intéressant. Il montre «coment un homme chivalchant ou cheminant se doit contenir et parler sur son chemin, qui voult aler bien loins hors de son païs». Le domestique envoyé à l'avance pour retenir la chambre déclare bien espérer «qu'il n'y a point des puces ne des poils ne d'autre vermyn.—Nonil, sire, à Dieu le veou,» répond l'hôtelier, «car je me fais fort que vous serez bien et aisément loegiez ciens, savant qu'il en y a grant cop de rats et des soris». On passe en revue les provisions, on allume le feu, on prépare le souper; le voyageur arrive et il est curieux de noter avec quel sans façon galant il s'assure, avant de descendre de cheval, qu'il trouvera à l'auberge «bon souper, bon gîte et le reste». Plus loin (chap. XIII), il est question d'une autre hôtellerie, et la conversation entre deux voyageurs qui vont se coucher dans le même lit les montre fort incommodés par les puces: «Guillam, deschausez vous tost et lavez voz jambes, et puis les ressuez d'un drapelet et les frotez bien pour l'amour des puces, qu'ils ne se saillent mye sur voz jambes, car il y a grand cop gisans en le poudre soubz les juncs...—Hé! les puces me mordent fort et me font grant mal et damage, car je m'ay gratée le dos si fort que le sang se coule.»

      Souvent on buvait de la bière en route, et ce n'était pas seulement à l'auberge où l'on couchait le soir qu'on en trouvait. Sur les routes fréquentées, aux carrefours, il y avait des maisons basses où l'on donnait à boire. Une longue perche qui projetait au-dessus de la porte et montrait au loin son bouquet de branches avertissait les voyageurs de la présence de l'ale house. Les pèlerins que Chaucer fait chevaucher sur la route de Cantorbéry descendent devant une maison de cette espèce. Le pardonneur, qui a ses habitudes, ne veut pas commencer son récit avant de s'être réconforté: «Laissez-moi d'abord m'arrêter à cette enseigne, que je boive un coup de bière et mange un gâteau.» Une miniature du quatorzième siècle, dans un manuscrit du British Museum [69], représente l'ale house avec sa longue perche horizontale étendant bien avant au-dessus de la route sa touffe de feuillage. La maison ne se compose que d'un rez-de-chaussée; une femme est debout devant la porte, avec un large broc à bière, et un moine boit dans une grande tasse. La mode était d'avoir des perches démesurées, ce qui n'offrait pas d'inconvénient à la campagne; mais à la ville il avait fallu faire des règlements et fixer un maximum de longueur. En effet, suivant les termes de l'arrêté, on se servait de perches si lourdes «qu'elles tendaient à abattre les maisons qui les supportaient», et, de plus, si longues et avec des enseignes qui pendaient si bas que la tête des cavaliers venait s'y embarrasser. L'acte de 1375 qui relate ces griefs prescrit qu'à l'avenir les perches ne s'étendront plus qu'à sept pieds au-dessus de la voie publique, et c'était laisser encore un caractère assez pittoresque à des rues qui n'avaient pas la largeur des nôtres.

      Certaines tavernes étaient mal famées, à la ville surtout. A Londres, défense du roi de tenir maison ouverte après le couvre-feu, et pour des raisons très bonnes: «pur ceo que tiels meffesours avauntditz alant nutauntre, communalement ont lour recette lour covynes e font lour mauveyses purparlances en taverne plus qe aillours e illockes querent umbrage attendanz et geitant lor tens de mal fere [70]...»

      C'est par crainte de dangers pareils que les shériffs et baillis devaient, dans leurs vues de francpledge, demander, sous serment, à leurs administrés de dire ce qu'ils savaient «de ceux qi assiduelment hauntent les tavernes et homme ne soit (sait) dount ils viegnent;—de ceux qi dorment les jours et veillent les nutz et mangent bien et beivent bien et n'ount nul bien [71]».

      On connaît la belle peinture d'une taverne au quatorzième siècle que nous a laissée Langland. Avec autant de verve que Rabelais, il nous fait assister aux scènes tumultueuses qui se passent dans l'ale house, aux discussions, aux querelles, aux larges rasades, à l'ivresse qui s'ensuit; on voit chaque visage, on distingue le son des voix, on remarque les tenues peu correctes, et il semble qu'on fasse partie soi-même de cette assemblée étrange où l'ermite rencontre le savetier, et le «clerc de l'église» une bande de «coupe-bourses et d'arracheurs de dents au crâne chenu [72]». A la taverne, on trouve aussi des paysans; Christine de Pisan, cette femme dont les écrits et le caractère rappellent si souvent Gower, nous les montre buvant, se battant et perdant le soir plus qu'ils n'ont gagné tout le jour; ils ont à comparaître devant le prévôt, et les amendes viennent augmenter leurs pertes:

      Par ces tavernes chacun jour,

      Vous en trouveriez à sejour,

      Beuvans là toute la journée

      Aussi tost que ont fait leur journée.

      Maint y aconvient aler boire:

      Là despendent, c'est chose voire,

      Plus que toute jour n'ont gaigné.

       . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

      Là ne convient il demander

      S'ilz s'entrebatent quand sont yvres;

      Le prevost en a plusieurs livres

      D'amande tout au long de l'an.

       . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

      Et y verriés de ces gallans

      Oyseux qui tavernes poursuivent

      Gays et jolis [73]...

      Au moment de la Renaissance en Angleterre, le poète Skelton, précepteur d'Henri VIII, s'amuse dans une de ses ballades les plus populaires à décrire un cabaret de grand'route: la maison est toute pareille à celles que Langland avait connues un siècle et demi plus tôt. La cabaretière, qui brasse, Dieu sait comme, sa bière elle-même, est une vieille détestable, au nez crochu, au dos voûté, aux cheveux gris, à la face ridée, fort semblable aux «magots» peints depuis par Téniers. Elle tient sa taverne près de Leatherhead, dans le comté de Surrey, en haut d'une montée, sur le grand chemin, et elle vend sa marchandise «aux voyageurs, aux chaudronniers, aux gens qui travaillent dur, à tous les vaillants buveurs de bière». Passants et habitants du pays viennent en foule à sa maison; «les uns y vont tout droit, par la boue ou par la gelée, suivant la grand'route, sans s'inquiéter de ce qu'on dira: parle d'eux qui voudra! Les autres, craignant de se faire voir, sautent par-dessus la balustrade et la haie et entrent par la porte dérobée, tout cela par amour de la bonne bière». On voit que la réputation des maisons aux longs bouquets de branches ne s'était pas améliorée et que beaucoup de ceux qui les fréquentaient n'avaient guère envie de s'en vanter. Quant à payer son écot, c'est là le difficile; les passionnés de boisson qui n'ont pas d'argent s'en tirent comme ils peuvent; ils payent en nature: «Au lieu de monnaie, l'un apporte un lapin, l'autre un pot de miel, d'autres une salière, une cuiller, d'autres leurs chausses ou leurs souliers.» Les femmes donnent leur anneau de mariage, ou la cape de leur mari, «parce que la bière est bonne» (Ap. 15).

      D'autres maisons isolées au bord des routes avaient encore des rapports constants avec les voyageurs; c'étaient celles des ermites. Au quatorzième siècle, les ermites ne cherchaient guère, la plupart du temps, la solitude des déserts ni la profondeur des bois. Les Rolle de Hampole, jeûnant, se mortifiant, ayant des extases, consumés par l'amour divin, étaient de rares exceptions; les autres habitaient de