La vie nomade et les routes d'Angleterre au 14e siècle. J. J. Jusserand

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Название La vie nomade et les routes d'Angleterre au 14e siècle
Автор произведения J. J. Jusserand
Жанр Документальная литература
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Издательство Документальная литература
Год выпуска 0
isbn 4064066088293



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du chemin et de la campagne reflètent les nuages rougis ou violacés, les chevaux mouillés, les cavaliers éclaboussés frissonnent au milieu de toutes ces lueurs, pendant que sur leur tête et à leurs pieds les deux soleils se rapprochent l'un de l'autre pour se rejoindre à l'horizon. Les routes du moyen âge ressemblaient souvent à celles de l'Orient moderne; les couchers de soleil y étaient magnifiques en hiver, mais, pour affronter les voyages, il fallait être un cavalier robuste, dur à la fatigue, et d'une santé inébranlable. L'éducation usuelle, il est vrai, vous préparait à ces épreuves.

      Les chemins d'Angleterre auraient été entièrement impraticables, et le zèle religieux, pas plus que les indulgences de l'évêque de Durham, n'aurait suffi à les tenir en état si la noblesse et le clergé, c'est-à-dire l'ensemble des propriétaires, n'avaient eu un intérêt immédiat et journalier à jouir de routes passables. Les rois d'Angleterre avaient eu la prudence de ne pas constituer de grands fiefs compacts comme ceux qu'ils possédaient eux-mêmes en France et qui faisaient d'eux des vassaux si dangereux. Leur propre exemple les avait instruits sans doute, et nous les trouvons distribuant dès le début aux actionnaires de leur grande entreprise des domaines éparpillés à tous les coins de l'île. Cette sorte de marqueterie foncière subsistait au quatorzième siècle, et Froissart l'avait bien remarquée: «Et, pluisseurs fois, dit-il, avint que quant je cevauchoie sus le pais avoecques lui, car les terres et revenues des barons d'Engleterre sont par places et moult esparses, il m'apeloit et me disoit: Froissart, veez vous celle grande ville à ce haut clochier [21]?...» Le malheureux Despencer qui faisait cette question n'était pas seul à avoir, semées au hasard dans tous les comtés, les terres qu'il devait à la faveur du prince: tous les grands de sa sorte étaient dans le même cas. Le roi lui-même, du reste, avec toute sa cour, aussi bien que les seigneurs, allait sans cesse d'un manoir à l'autre, par goût et plus encore par nécessité. En temps de paix, c'était un semblant d'activité qui ne déplaisait point: mais c'était, avant tout, un moyen de vivre. Tous, quelque riches qu'ils fussent, avaient besoin d'économiser et, comme les propriétaires de tous les temps, de vivre sur leurs terres des produits de leurs domaines. Ils allaient donc de place en place, et il n'était pas sans intérêt pour eux d'avoir des chemins praticables, où leurs chevaux ne s'abattraient pas et où leurs fourgons à bagages, qui servaient à de véritables déménagements, auraient chance de ne pas verser. De même, les moines, grands cultivateurs, avaient intérêt au bon entretien des routes. Leurs exploitations agricoles étaient très étendues; une abbaye comme celle de Meaux [22] avait, au milieu du quatorzième siècle, 2638 moutons, 515 bœufs, 98 chevaux et des terres à proportion. D'ailleurs, comme nous l'avons vu, le soin de veiller au bon état des routes incombait au clergé plus qu'à toute autre classe, parce que c'était une œuvre pie et méritoire, et pour cette raison le caractère religieux de leur tenure ne les exemptait pas de la trinoda necessitas, commune à tous les possesseurs de terres.

      Tous ces motifs réunis étaient assez pour qu'il y eût des chemins considérés comme suffisants, étant donnés les besoins d'alors, mais à cette époque on se contentait de peu. Les carrioles et même les voitures étaient de lourdes machines pesantes mais solides, qui pouvaient supporter les plus durs cahots. Pour peu qu'on eût du bien, on voyageait à cheval. Quant à ceux qui voyageaient à pied, ils étaient accoutumés à toutes les misères. Peu de chose suffisait donc, et s'il fallait d'autres preuves de l'état dans lequel les routes étaient sujettes à tomber, même aux endroits les plus fréquentés, nous les trouverions dans un statut d'Édouard III (20 novembre 1353) qui prescrit le pavage de la grand'route, alta via, allant de Temple Bar (limite occidentale de Londres à cette époque) à Westminster. Cette route, étant presque une rue, avait été pavée, mais le roi explique qu'elle est «si remplie de trous et de fondrières... et que le pavement en est tellement endommagé et disjoint» que la circulation est devenue très dangereuse pour les hommes et les voitures. Il ordonne en conséquence à chaque propriétaire riverain de refaire, à ses frais, un trottoir de sept pieds, jusqu'au fossé, usque canellum. Le milieu de la voie, «inter canellos», dont on ne dit malheureusement pas la largeur, sera pavé, et les frais couverts au moyen d'une taxe perçue sur toutes les marchandises allant à l'étape de Westminster.

      Il y avait déjà une taxe générale sur toutes les charrettes et les chevaux apportant des marchandises ou des matériaux quelconques à la ville. L'arrêté [23] qui l'avait établie, la troisième année du règne d'Édouard III, constate d'abord que toutes les routes des environs immédiats de Londres sont en si mauvais état que les charretiers, marchands, etc., «sont souvent en danger de perdre ce qu'ils apportent». Désormais, pour subvenir aux réparations, un droit sera perçu sur tous les véhicules et toutes les bêtes chargées venant à la ville; on procédera par abonnement: ainsi, pour un tombereau rempli de sable, de gravier ou de terre glaise, il faudra payer trois pence par semaine. On fait exception, selon la coutume, pour les voitures et les chevaux employés au transport de denrées et autres objets destinés aux grands seigneurs (Ap. 8).

      Mais ce qui fait comprendre mieux encore que les édits la difficulté des voyages par le mauvais temps, et permet de se représenter des chemins tout aussi inondés que ceux d'Orient dans la période des pluies, c'est le fait, constaté dans des pièces officielles, de l'impossibilité où l'on était parfois, durant la mauvaise saison, de répondre aux convocations royales les plus graves. C'est ainsi qu'on voit, par exemple, l'ensemble des députés appelés au parlement de tous les points de l'Angleterre manquer au jour désigné, sans que le retard fût attribuable à rien qu'à l'état des routes. On lit ainsi dans les procès-verbaux des séances du deuxième parlement de la treizième année d'Édouard III (1339) qu'il fut nécessaire de venir déclarer aux quelques représentants des communes et de la noblesse qui avaient pu gagner Westminster, «qe pour la reson que les prélatz, countes, barouns et autres grauntz et chivalers des countéez, citeyns et burgeys des citez et burghes furent destourbez par la mauvays temps qu'il ne poaient venir audit jour, il lour covendrait attendre lour venue [24]».

      Pourtant ces députés n'étaient pas de pauvres gens: ils avaient de bons chevaux, de bonnes tuniques, des manteaux épais couvrant la nuque et remontant jusque sous le chapeau, avec de grandes manches pendantes tombant sur les genoux; n'importe, la neige ou la pluie, les inondations ou la gelée avaient été les plus forts. Tout en pestant, chacun de son côté, contre la saison qui entravait leur voyage, prélats, barons ou chevaliers avaient dû arrêter leurs montures dans quelque auberge isolée; et écoutant le bruit du grésil sur les châssis de bois qui fermaient la fenêtre, les jambes au feu dans la salle enfumée, en attendant le retrait des eaux ils songeaient au mécontentement royal qui bientôt leur serait sans doute manifesté dans la «chambre peinte» de Westminster. Si donc il y avait des routes, si les propriétés étaient grevées de servitudes obligeant à les entretenir, si des édits venaient de temps en temps rappeler aux possesseurs du sol leurs obligations, si l'intérêt privé des seigneurs et des moines s'ajoutant à l'intérêt public occasionnait de temps en temps des réparations, le sort du voyageur, à la chute ou à la fonte des neiges, était cependant précaire. On comprend que l'Église ait eu pitié de lui et l'ait mentionné, en même temps que les malades et les prisonniers, parmi les infortunés qu'elle recommandait aux prières quotidiennes des âmes pieuses.

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       LE VOYAGEUR ORDINAIRE ET LE PASSANT

       Table des matières

      Les voyages de la cour et des seigneurs.—Charrettes et fourgons à bagages.—Les pourvoyeurs royaux et leurs abus de pouvoir.—Les voitures princières.—Le cortège royal.—Les solliciteurs et les plaideurs.

      Voyages des magistrats.—Voyages des moines.—Voyages des évêques.—Voyages des messagers.

      Les gîtes pour la nuit.—La suite du roi logée par les habitants.—Les monastères.—Les nobles abusent de l'hospitalité monacale.—Les châteaux.—Les hôtelleries.—Le prix du coucher et des provisions.—Un voyage en hiver d'Oxford à Newcastle.

      Les cabarets.—Les ermitages.—L'ermite et le