La vie nomade et les routes d'Angleterre au 14e siècle. J. J. Jusserand

Читать онлайн.
Название La vie nomade et les routes d'Angleterre au 14e siècle
Автор произведения J. J. Jusserand
Жанр Документальная литература
Серия
Издательство Документальная литература
Год выпуска 0
isbn 4064066088293



Скачать книгу

certeyns tenementz et rentes en ladite ville audit pount pur le meintenir, e de lour aumoigne ount fait une oratorie novelement hors de l'eawe q'est au sire de Moubray, par congé du seigneur, joignaunt audit pount.» Les bourgeois ont donné au plaignant les revenus du tout, avec la charge des réparations. Mais le clerc Jean de Derby a fait entendre au roi que c'était chapelle royale, qu'il pouvait en disposer, et le roi la lui a donnée, ce qui est fort injuste, puisque la chapelle n'est pas au roi et que même ceux qui l'ont établie sont encore vivants; toutes ces raisons furent trouvées bonnes: les juges reçurent l'ordre de faire droit au plaignant et ils furent réprimandés pour ne l'avoir pas fait plus tôt, comme on le leur avait déjà prescrit [17].

      Enrichis par tant d'offrandes, protégés par la trinoda necessitas et par l'intérêt commun des propriétaires du sol, ces ponts auraient pu être perpétuellement réparés et demeurer intacts. Mais il n'en était rien, et de la théorie légale à la pratique la distance était grande. Quand les taxes étaient régulièrement perçues et honnêtement appliquées, elles suffisaient au maintien de la construction, et même le droit de les percevoir était, comme on l'a vu, fort disputé; mais on a pu observer déjà, par l'exemple de Godfrey Pratt et de quelques autres, que tous les gardiens n'étaient pas honnêtes. Beaucoup, et même des plus haut placés, imitaient Godfrey. Le pont de Londres lui-même, si riche, si utile, si admiré, avait constamment besoin de réparations, et on ne les faisait jamais que lorsque le danger était imminent ou même la catastrophe survenue. Henri III concédait à terme les revenus du pont «à sa femme très chère», qui négligeait de l'entretenir et s'appropriait sans scrupule les rentes de l'édifice; le roi n'en renouvelait pas moins sa patente à l'expiration du terme, pour que la reine bénéficiât «d'une grâce plus féconde». Le résultat de ces grâces ne se faisait pas attendre: il se trouve bientôt que le pont est en ruines, et pour le remettre en état, les ressources ordinaires ne suffisant plus, il faut envoyer des quêteurs recueillir par tout le pays les offrandes des hommes de bonne volonté. Édouard Ier supplie ses sujets de se hâter (janvier 1281): le pont va s'écrouler si on n'envoie de prompts secours. Il recommande aux archevêques, aux évêques, à tout le clergé de permettre à ses quêteurs d'adresser librement au peuple «de pieuses exhortations», pour que les subsides soient donnés sans délai. Mais ces secours si instamment réclamés arrivent trop tard; la catastrophe s'est déjà produite; une «ruine subite» a atteint le pont, et pour parer à ce malheur le roi établit une taxe exceptionnelle sur les passants, les marchandises et les bateaux (4 février 1282). En quoi consistait cette ruine subite, nous le savons par les annales de Stow: l'hiver avait été fort rigoureux, la neige et la gelée avaient produit dans le tablier de grandes crevasses, si bien que, vers la fête de la Purification (2 février), cinq des arches s'étaient écroulées; beaucoup d'autres ponts, dans les comtés, avaient été mis à mal, le pont de Rochester était même tombé tout entier (Ap. 5).

      On imagine ce qu'il pouvait advenir de certains ponts de la province qui avaient été construits sans qu'on eût songé à les doter; les aumônes qu'on leur faisait se trouvaient insuffisantes; de sorte que peu à peu, personne ne les réparant, leurs arches s'usaient, leurs parapets se détachaient, une charrette ne passait plus sans que de nouveaux moellons disparussent dans la rivière, et bientôt ce n'était pas sans de grands dangers que les carrioles et les cavaliers s'aventuraient sur la construction à demi démolie. Qu'avec cela une crue survînt, c'en était fait du pont et des imprudents ou des gens pressés qui pouvaient s'y engager sur le tard. C'est un accident de ce genre qu'allègue pour sa défense un chambellan d'Édouard III à qui son maître réclame cent marcs. Le chambellan assure les avoir envoyés exactement par son clerc Guillaume de Markeley, hélas! «.... lequel William fut neyé en Savarne au Pount de Moneford par crecyn (crue) de eawe, e ne poyt estre trové tant qe il fut desvorré des bestes, issint qe lesditz cent marcs furent perdues par fortune [18].» A cette époque, il y avait encore des loups en Angleterre, et la disparition du corps, avec les cent marcs, par le fait des bêtes féroces, put paraître moins invraisemblable qu'on ne la jugerait à présent.

      Dans ce temps, la négligence et l'oubli allaient jusqu'à des degrés aujourd'hui impossibles et qui nous sont inconnus. Les communes des comtés de Nottingham, Derby et Lincoln et de la ville de Nottingham exposent au Bon Parlement (1376) qu'il y a près de la ville de Nottingham un grand pont sur la Trent, appelé Heybethebrigg, «as fesaunce ou reparailler de quele nul y est chargé fors taunt soulment d'almoigne; par ont touz les venantz et revenantz par entre les parties del south et north deyvent avoir lour passage». Ce pont est «ruynouste» et «sovent foith ount plusours gentz esté noiez auxi bien gentz à chivalx comme charettz, homme et hernays». Les plaignants demandent de pouvoir désigner deux gardiens du pont, qui administreront les biens qu'on donnera pour son entretien, «pur Dieu et en eovre de charité». Mais le roi n'accueillit pas leur requête [19].

      Ou bien encore il se trouvait que les propriétaires riverains laissaient tomber en oubli leur obligation, même quand elle était au début parfaitement formelle et certaine. Le législateur avait pris cependant quelques précautions; il avait inscrit les ponts dans la liste des sujets de ces enquêtes ouvertes périodiquement en Angleterre par les juges errants, les shériffs et les baillis, ainsi qu'on le verra plus loin; mais les intéressés trouvaient moyen de frauder la loi. On s'était accoutumé de si longue date à voir l'édifice menacer ruine, que, le jour où il s'écroulait, personne ne pouvait plus dire qui aurait dû le réparer. Il fallait alors s'adresser au roi pour avoir une enquête spéciale et faire rechercher à qui incombait la servitude. Le parlement en décide ainsi en 1339, sur la demande du prieur de Saint-Néots: «Item, soient bones gentz et loialx assignez de survéer le pount et la chaucé de Seint Nee, s'ils soient debrusez et emportez par cretyn (crue) de eawe, come le priour suppose, ou ne mye. Et, en cas q'ils soient debrusez et emporté, d'enquere qi le doit et soleit faire reparailler et à ceo faire est tenuz de droit, et de combien le pount et la chaucé purront estre refaitz et reparaillez. Et ceo qu'ils averont trove, facent retourner en la chauncellerie [20].»

      A la suite d'enquêtes pareilles, les personnes chargées de l'entretien se trouvant déterminées par les déclarations d'un jury convoqué sur les lieux, une taxe est levée sur les individus désignés, pour l'exécution des réparations. Mais très souvent les débiteurs protestent et refusent de payer; on les poursuit, ils en réfèrent au roi; on saisit leur cheval ou leur charrette, ce qui peut tomber sous la main, pour être vendu au profit du pont; la discussion s'éternise et l'édifice croule en attendant. Hamo de Morston, par exemple, se plaint, la onzième année d'Édouard II, de ce qu'on lui a pris son cheval. Cités à se justifier, Simon Porter et deux autres qui ont fait la capture, expliquent qu'il y a un pont à Shoreham, appelé le grand pont (Longebregge), qui est à moitié détruit; or il a été reconnu que la construction devait être rétablie aux frais des tenanciers de l'archevêque de Cantorbéry. Hamo ayant refusé de payer sa part de contribution, Simon et les autres lui ont pris son cheval. Ils agissaient par ordre du bailli, et leur conduite se trouve justifiée. A la suite d'une autre enquête de la même époque, l'abbé de Coggeshale refuse d'exécuter aucune réparation à un pont voisin de ses terres, sous prétexte que, de mémoire d'homme, il n'y a eu sur la rivière d'autre pont «qu'une certaine planche», et que, de tout temps, on l'a trouvée parfaitement suffisante pour les cavaliers et les piétons (1 Éd. II). Les exemples d'enquêtes de ce genre et de difficultés pour l'exécution des mesures décidées sont innombrables (Ap. 6).

      L'entretien des routes ressemblait fort à celui des ponts, c'est-à-dire qu'il dépendait beaucoup de l'arbitraire, de l'occasion, de la bonne volonté ou de la dévotion des riverains (Ap. 7). Où commençait la négligence, les ornières commençaient, ou pour mieux dire les fondrières; cette foule de petites arches souterraines que le piéton ne remarque même pas aujourd'hui, et qui servent à l'écoulement de ruisseaux à sec une partie de l'année, n'existaient pas alors et le ruisseau traversait le chemin. Quand on voyage en Orient, à l'heure actuelle, on entend dans les bazars des villes les caravaniers parler de routes et de chemins de traverse, on en parle soi-même au retour, comme le prouvent les récits de voyage. En Orient, cependant, une route n'est autre chose souvent qu'un endroit par où l'on passe d'habitude; cela ne ressemble guère aux chaussées irréprochables dont le mot route éveille l'idée dans les esprits européens. Pendant la saison des pluies,