La vie nomade et les routes d'Angleterre au 14e siècle. J. J. Jusserand

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Название La vie nomade et les routes d'Angleterre au 14e siècle
Автор произведения J. J. Jusserand
Жанр Документальная литература
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Издательство Документальная литература
Год выпуска 0
isbn 4064066088293



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courtes que la robe réglementaire (Ap. 11).

      Quand un évêque se mettait en route, ce n'était pas sans un grand appareil, et les évêques, sans parler de leurs tournées épiscopales, avaient à voyager, comme les seigneurs, pour visiter leurs terres et pour y vivre. Dans tous les cas, ils se transportaient avec leurs serviteurs de divers ordres et leurs familiers, comme le roi avec sa cour. Les comptes de la dépense de Richard de Swinfield, évêque de Hereford, donnent une idée de cette large vie que menaient les prélats. C'était un évêque d'assez grande importance, très riche par conséquent; beaucoup de manoirs appartenaient à son évêché; il pouvait bien tenir son rang comme prélat et comme seigneur, être hospitalier, charitable aux pauvres et dépenser beaucoup en requêtes et plaidoyers à la cour de Rome et ailleurs. Il avait constamment à ses gages environ quarante personnes de rangs divers, dont la plupart accompagnaient le maître dans ses nombreux changements de résidence. Ses écuyers (armigeri) avaient par an de un marc à une livre de gages; ses valleti, c'est-à-dire les clercs de sa chapelle et au-dessous, ses charretiers, portiers, fauconniers, gens d'écurie, messagers, etc., avaient de une couronne à huit shillings huit pence. Au troisième degré venaient les gens de cuisine, le boulanger, avec deux ou quatre shillings par an; au quatrième degré, les garçons ou pages qui aidaient les autres domestiques et recevaient de un à six shillings par an. Un des plus curieux employés de l'évêque était Thomas de Bruges, son champion, qui recevait un salaire annuel pour se battre au nom du prélat en cas de procès terminés par le duel judiciaire. Le rôle des dépenses de Swinfield ne s'étend malheureusement qu'à une partie des années 1289-1290, et nous ne pouvons pas savoir s'il était souvent nécessaire de remplacer le champion [47].

      Au service des abbés, des évêques, des nobles, des shériffs et du roi se trouvaient encore des personnages auxquels la grand'route et les chemins de traverse étaient tout particulièrement familiers; c'étaient les messagers. La poste n'existant pas encore, on y suppléait comme on pouvait. Les pauvres attendaient l'occasion de quelque ami faisant le voyage; les riches avaient des exprès chargés de faire leurs commissions au loin et de porter leurs lettres, des lettres que la plupart du temps un scribe écrivait sous leur dictée sur une feuille de parchemin et scellait ensuite à la cire, aux emblèmes du maître [48]. Le roi entretenait douze messagers à titre fixe; ils le suivaient partout, constamment prêts à partir; ils recevaient trois pence par jour quand ils étaient en voyage, et quatre shillings huit pence par an pour acheter des souliers [49]. Le prince les chargeait de lettres pour les rois de France et d'Écosse, les envoyait convoquer les représentants de la nation au parlement, ordonner la publication de la sentence du pape contre Guy de Montfort, appeler à Windsor les chevaliers de Saint-Georges, mander à Londres les «archevêques, comtes, barons et autres seigneurs et dames d'Angleterre et du pays de Galles», pour assister aux obsèques de la feue reine (Philippa), prescrire la proclamation dans les provinces des statuts rendus en parlement, recommander aux «archevêques, évêques, abbés, prieurs, doyens et chapitres des églises cathédrales de tous les comtés de prier pour l'âme d'Anne, feue reine d'Angleterre décédée [50]». Parmi les missions que le roi donnait à ses serviteurs, il s'en trouvait parfois qui paraîtraient aujourd'hui singulièrement répugnantes. Il chargeait par exemple un de ses fidèles de porter dans les grandes villes d'Angleterre des quartiers du cadavre de suppliciés condamnés pour trahison. Dans ce cas, ce n'étaient pas de simples messagers qu'il employait; c'étaient des personnages de confiance, qui se faisaient suivre d'une escorte pour protéger la triste dépouille. C'est ainsi qu'Édouard III, la cinquante et unième année de son règne, ne paye pas moins de vingt livres à «sir William de Faryngton, chevalier, en raison des frais et dépenses qu'il a encourus pour le transport des quatre quartiers du corps de sir Jean de Mistreworth, chevalier, dans diverses parties de l'Angleterre [51]».

      De tous les voyageurs, les messagers étaient les plus rapides: d'abord, voyager était leur métier; c'étaient de bons cavaliers, des gens pratiques, habiles à se tirer d'embarras dans les auberges et sur les chemins. De plus, ils avaient le privilège de passer à travers champs, «parmi les blés,» si bon leur semblait, sans que le gardien des récoltes (hayward) eût le droit de les arrêter, et de leur prendre, en guise d'amende, comme aux délinquants ordinaires, «leur chapeau ou leur cape, ou leurs gants, ou l'argent de leur bourse». Ils passaient «joyeux, la bouche pleine de chansons [52]». Malheur à qui s'avisait de les arrêter; il y allait d'amendes énormes pour peu que le maître fût puissant, à plus forte raison si c'était le roi. Un messager de la reine emprisonné par un constable n'hésitait pas à réclamer dix mille livres sterling pour mépris de sa souveraine, et deux mille livres comme indemnité pour lui [53].

      Lorsque Jacques d'Euse, cardinal-évêque de Porto, fut élu pape à Lyon, sous le nom de Jean XXII, le 7 août 1316, Édouard II étant à York apprit dix jours après la nouvelle par Laurent d'Irlande, messager de la maison des Bardi. On voit en effet, par les comptes de l'hôtel du roi, que ce prince fit payer, le 17 août, vingt shillings à Laurent pour le récompenser de sa peine. Le 27 septembre seulement, étant toujours à York, le roi reçut par Durand Budet, messager du cardinal de Pelagrua, les lettres officielles lui annonçant l'élection; il donna cinq livres au messager. Enfin, le nonce du pape étant venu en personne peu après, porteur de cette même nouvelle qui n'avait plus rien d'imprévu, le roi lui fit cadeau de cent livres [54].

      Tel était l'usage; on faisait des cadeaux aux porteurs de bonnes nouvelles; les messagers royaux avaient ainsi chance de voir accroître casuellement leur maigre paye de trois pence par jour. Les plus fortunés étaient ceux qui apportaient au roi lui-même avis d'événements heureux. Édouard III donne quarante marcs de rente, sa vie durant, au messager de la reine qui était venu lui annoncer la naissance du prince de Galles, le futur Prince Noir; il donne treize livres trois shillings et quatre pence à Jean Cok de Cherbourg qui lui apprend la capture du roi Jean à Poitiers; il assure cent shillings de rente à Thomas de Brynchesley qui lui apporte la bonne nouvelle de la capture de Charles de Blois.

      Le soir venu, moines, seigneurs et voyageurs divers cherchaient un abri pour la nuit. Quand le roi, précédé de ses vingt-quatre archers et escorté de ses seigneurs et des officiers de sa maison, arrivait dans une ville, le maréchal désignait un certain nombre des meilleures demeures, qu'on marquait à la craie; le chambellan se présentait, invitait les habitants à faire place, et la cour s'installait de son mieux dans leur logis. La capitale même n'était pas exempte de cette charge vexatoire, seulement le maréchal devait s'entendre pour la désignation des locaux avec les maire, shériffs et officiers de la ville. Quelquefois l'agent royal passait outre et grand tapage s'ensuivait. La dix-neuvième année d'Édouard II, ce prince étant venu à la Tour, les gens de sa maison s'allèrent loger chez les citoyens, sans que le maire et les aldermen eussent été aucunement consultés; la maison du shériff même se trouva marquée à la craie. Grande fut l'indignation de cet officier quand il trouva établi chez lui Richard de Ayremynne, le propre secrétaire du roi, les chevaux de l'étranger à l'écurie, ses domestiques à la cuisine. Sans se soucier le moins du monde de la majesté royale, et comptant sur le privilège de la ville, le shériff chassa immédiatement de vive force le secrétaire et toute sa suite, effaça les marques à la craie et redevint maître chez lui. Cité à comparaître devant le sénéchal de la cour et accusé d'avoir méprisé les ordres du roi à proportion de mille livres au moins, il se défendit énergiquement et appela en défense le maire et les citoyens, qui produisirent les chartes de privilège de la capitale. Les chartes étaient formelles, il fallut bien le reconnaître; la vivacité du shériff fut excusée, Ayremynne se consola comme il put et ne reçut aucune indemnité (Ap. 12).

      En province, quand le roi n'avait pas, à proximité, de château à lui ou à l'un des siens, il allait souvent loger au monastère voisin, sûr d'y être reçu en maître. Les grands seigneurs, dans leurs voyages, faisaient de leur mieux pour imiter le prince sur ce point [55]. Dans les couvents, l'hospitalité était un devoir religieux et même, pour l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem, le premier des devoirs. Cet ordre avait des établissements par toute l'Angleterre, et c'était, pour le voyageur pauvre, une bonne fortune que d'y arriver. On y était, sans doute, traité selon son rang, mais c'était déjà beaucoup de ne pas trouver porte close. Les comptes de l'année, en 1338 [56], montrent que ces moines-chevaliers ne cherchaient