Chacune son Rêve. Daniel Lesueur

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Название Chacune son Rêve
Автор произведения Daniel Lesueur
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066079901



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impersonnels:

       «Le chauffeur de l'auto qui vous a promenée dans la forêt de Carnelle.»

      Aucun commentaire immédiat de Francine Delchaume ne suivait ces lignes. Elle resta jusqu'au vingt-cinq décembre sans rien ajouter.

      Puis une nouvelle note:

      Jour de Noël.—Nous voici à Claire-Source, Raymond et moi. Notre première fête de Noël!... L'hiver est brillant de neige et de soleil rose, dans cette admirable campagne.

       Hélas!...

       Tout à l'heure, tandis que nous marchions par le chemin, serrés l'un contre l'autre, le bien-aimé m'a dit:

       —«Tu as froid?

       —Non, mon amour.

       —Tu viens de frissonner... de trembler...

       —Peut-être un coup de vent plus vif...»

      Le vent... je ne le sentais guère avec ce cher bras autour de moi. Mais je venais de reconnaître la grille, le mur bas, devant lesquels, une nuit de novembre, j'ai promis à Serge, en sanglotant de pitié, de sollicitude, que je serais une mère pour lui.

       «L'innocent!... Je lui ai voué une tendresse presque maternelle. C'est un adorable petit être. Et je me serais attachée à lui, même eût-il été moins attendrissant, moins captivant. Je mourrais plutôt que de trahir son petit cœur tendre, confiant, qui m'aime. Et je mourrais aussi plutôt que d'exposer Raymond à quelque péril.

       Mais, s'agit-il seulement de ma mort?... Ah! si je ne craignais que pour moi, comme je serais forte!...

      1er janvier.—Encore à Claire-Source. Douce journée d'oubli, d'amour...

       Verrai-je ici, dans cette chère maisonnette, avec mon Raymond, un autre 1er janvier?...

      Des notes moins significatives suivaient.

      Francine continuait à rendre visite, de temps à autre, régulièrement, à son filleul, comme si nulle menace n'eut tendu à l'en empêcher. Le petit garçon était toujours avec ses parents nourriciers, le brave couple Favier, transplanté à Saint-Rémy-lès-Chevreuse, là où Delchaume le découvrirait plus tard. Le docteur Francine Delchaume, avec sa clientèle, avec la nécessité de se cacher de son mari, n'accomplissait pas très souvent le voyage,—guère plus de deux fois par mois. Au retour, elle enregistrait toujours quelque détail, sur sa visite, sur la santé de l'enfant.

       Je recommande aux Favier la plus grande vigilance, écrivait-elle. Je tremble qu'on n'essaie d'enlever le petit trésor.

      Et Raymond se souvint de la prudente méfiance montrée par la nourrice, lorsqu'il était allé chez elle, après la mort de sa femme. Rien qui décelât la présence d'un bébé. Et quelle circonspection dans les paroles! Et le truc de son homme qui dormait, qu'on ne devait pas réveiller. Brave créature!

      Les notes que Francine jetait sur le papier, elle les apportait à Claire-Source, pour les joindre aux autres dans la Guirlande des Marguerites, lorsque les deux époux venaient se reposer dans leur retraite campagnarde.

      Rien d'anormal ou d'inquiétant ne marqua les deux premiers mois de l'année. La vaillante jeune femme ne s'appesantissait pas sur ses craintes. Mais un mot, parfois, témoignait des transes dont s'empoisonnait le bonheur que Raymond croyait lui assurer si radieux.

      14 mars.—Comment écrire cela? Est-ce du souvenir? de l'observation inconsciente? Ou la divination de ma terreur? Quel frisson!...

       Aujourd'hui, sur la route, en sortant de la gare, à Saint-Rémy... une auto. Deux hommes... L'un, penché dans le capot ouvert, arrangeait, réparait quelque chose. A peine l'ai-je vu. L'autre... Ah! ma plume se refuse... On n'exprime pas cela...

      L'autre, je l'aperçus de dos. Il demandait un renseignement,—son chemin sans doute,—à une paysanne debout sur le seuil d'une masure. Je l'aperçus de dos... et, dans un coup de foudre... je sus que c'était lui!... Lui, le père, le père de Serge. L'homme au visage couvert d'un masque, qui était venu dans la chambre de l'accouchée. Je sus que c'était lui! Mais pourquoi? Cette taille haute, massive dans le lourd vêtement d'automobile, le port de tête... le geste peut-être... Comment, comment ai-je été sur-le-champ certaine?...

       Je crus tomber... Un froid mortel me paralysa. Mes jambes ne me portaient plus.

       Cet homme... dans ce village... à deux cents mètres de la maison où je fais élever son fils!...

       Est-il possible d'endurer une pareille émotion, et de n'en rien faire paraître?... de marcher quand même, en contraignant ses jambes flageolantes?... d'être une passante qui s'en va, le regard distrait, sur la route?...

       Car j'accomplis cet effort... J'y parvins. Je continuai d'avancer. Quelle minute!... Je sentais sur moi, dans mon dos, les yeux de l'homme. Maintenant, j'étais plus sûre encore. J'avais entendu sa voix, répondant à la paysanne. A la voix, je reconnaîtrais n'importe qui, après des années...

      Lui... me voyait-il? me reconnaissait-il? Comment en douter? Une Parisienne, relativement élégante, sur ce chemin, dans ce village, à une époque de l'année où les Parisiennes se montrent rarement à la campagne. Même de façon inconsciente, machinale, il dut jeter un coup d'œil... Et alors... Ah! si j'avais pensé à lui, tout de suite, comment n'eût-il pas pensé à moi? Peut-être seulement s'était-il posté là pour m'épier.

       Une angoisse d'autant plus intolérable qu'elle ne se précisait pas en une crainte définie, me transformait en un pauvre automate, près de se disloquer, de s'effondrer à terre. J'appréhendais à la fois le coup matériel, immédiat, qui me briserait la nuque, et la douleur de ne plus retrouver l'enfant. Un instinct me détourna du sentier qui conduisait chez la nourrice. J'en pris un autre, dans une direction opposée. Celui-là grimpait la colline. Mon cœur palpitant crut s'y briser. Car je montais vite, comme on s'enfuit. Je rencontrai le mur d'un parc,—un parc immense, dont je ne côtoyai qu'une partie. Des bois parurent. Je m'y enfonçai. Je respirai. Nul ne m'avait poursuivie. La solitude me rassura, me calma.

       J'attendis assez longtemps. Puis je redescendis au village. D'abord lentement, pour prolonger le délai nécessaire, puis d'un pas plus accéléré. A la fin, je courais, haletante. Je me précipitai chez la nourrice.

       Rien n'était changé. Le cher petit Serge m'accueillit par des cris de joie et des caresses. Les Favier n'avaient vu personne.

      28 mars.—Suis-je à bout de forces? Je ne puis plus endurer cette anxiété vague, cette peur qui n'a pas de forme, qui n'a pas de nom. Puis ma conscience se trouble. Je ne vois plus assez distinctement mon devoir.

       Comme le clair et ferme jugement de Raymond me serait nécessaire! Quel soulagement de déposer dans ses mains viriles, sur son âme si résolue, la moitié de mon lourd fardeau! Ah! vingt fois par jour, les mots me viennent aux lèvres: «Un souci me torture. Apprends-le. Aide-moi.» Mais aussitôt, je le croirais exposé aux représailles de ces puissances mauvaises que je sens aux aguets.

       Puis, malgré toute sa bonté, il n'a pas le cœur tendre d'une femme. Il n'a pas, comme moi, vu naître Serge dans l'abandon et le malheur. Il ne l'a pas vu grandir, il ne l'a pas aimé trois ans... Il ne comprendra pas... S'il exigeait que je rejetasse l'enfant hors de notre vie, que je ne le visse plus... J'en perdrais le sourire et le sommeil... Mon petit Serge!... Petit fantôme qui me hanterait toujours, avec le cri «marraine!» de sa voix câline, avec le reproche de ses beaux yeux.

       Attendons encore.