Chacune son Rêve. Daniel Lesueur

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Название Chacune son Rêve
Автор произведения Daniel Lesueur
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066079901



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      Il y a deux jours, je revenais de Saint-Rémy, assez tard, comme la nuit tombait. Lorsque je remontai de la station souterraine et sortis sur le trottoir de la rue Gay-Lussac, à l'angle du carrefour Médicis, je fus éblouie par la splendeur du ciel au-dessus du Luxembourg. Une féerie, un incendie, contre lequel se dessinait le noir fusain des arbres, à qui l'aigre printemps n'a pas encore donné beaucoup de feuilles.

       Je traversai la place, les yeux vers les nuages éblouissants, indescriptibles, crevés par de longues déchirures d'un bleu vif. Je ne voyais rien d'autre, et faillis me faire écraser. Puis, je m'en allai lentement le long de la grille du jardin, fermé, obscur, désert, sur lequel pleuvait tant d'or, tant de rose, toute la farouche magnificence du jour mourant.

       Inexplicable nostalgie...

       En face, les globes électriques, aux terrasses combles des cafés, allumaient des clartés vertes, des phosphorescences, que l'atmosphère empourprée rendait falotes, blafardes. L'incertitude de la vie me poignait le cœur.

       A ce moment, quelqu'un, tout à coup, me parla, un homme, à mon côté. Il me dit rudement:

       —«Pourquoi n'avez-vous pas déjà quitté la France, ou, du moins, Paris? Vous cherchez donc le malheur?»

       Je me tournai, effarée. Mes yeux, troublés de lueurs dansantes, distinguèrent mal, dans l'endroit sombre, un visage maigre, barbu, sur lequel descendait le bord rabattu d'un chapeau mou. L'être semblait vulgaire et louche. Il reprit:

       —«Le monde est assez grand. Vaudrait mieux aller faire fortune ailleurs que de rester dans le grabuge ici. On vous a dit de craindre pour votre mari ou l'enfant. Ça ne vous touche pas? Craignez donc pour vous-même.»

       Je voulais parler, interroger. Une force me retenait: le sentiment de l'inutilité de tout. Et aussi l'écœurement. Répugnant personnage... un larbin ou un espion. Je n'en tirerais que des menaces. Pourtant une impulsion délia mes lèvres. Il venait de nommer mon mari... De Raymond surtout l'on prenait ombrage. S'il m'était possible de les persuader... Alors, soudain, je déclarai à cet homme, dont j'ignorais tout, dont la voix même, cette fois, n'éveillait pas mon souvenir:

       —«Mon mari! mais il ne sait rien... Il ne saura jamais rien, si on l'exige.

       —Tant mieux pour lui!» ricana mon interlocuteur. Et il ajouta, ignoblement: «Mais on en a assez!... D'une manière ou de l'autre, faut que ça finisse!...»

       Ayant jeté ces mots avec une brutalité insolente, l'homme s'éloigna.

      L'impression odieuse me laissa pleine de dégoût, de révolte indignée. La grossièreté du mandataire comprima en moi toute velléité de m'élancer après lui, pour le retenir, le questionner, le braver ou le supplier. Avec un autre, je ne sais ce que m'eût suggéré l'émotion dont je frémissais. Pour celui-là, je regrettai même ensuite d'avoir trahi devant lui ma pire inquiétude. Cet être nocturne et larveux, bien que je l'eusse à peine vu, me sembla si vil, qu'il ne m effraya même pas. Jamais je n'ai eu moins peur que depuis qu'il osa m'aborder. Ma fierté souffre en songeant à l'espèce de protestation, de concession, d'engagement, qui m'a échappé... J'ai mis en cause mon mari, mon cher et noble Raymond, auprès de ce misérable...

       Ah! descendre à des contacts de valets, d'escarpes...

       Non, non. Je m'expliquerai. Il faut que je m'explique. Pourquoi ai-je fui follement, sur la route du village, quand j'ai reconnu le maître de cette fatale aventure? Celui-là, du moins, si criminel qu'il puisse être, doit savoir parler à une femme sans qu'elle ressente comme une diminution, une salissure. A celui-là, je m'adresserai. Je le rencontrerai bien de nouveau. Ce n'est pas pour une fois ni par hasard qu'il est allé dans la vallée de Chevreuse. Que je le trouve seulement sur mon chemin. J'irai droit à lui. Il est le père... Il ne peut vouloir du mal à son enfant. S'il est sûr qu'on ne songe pas à pénétrer, à exploiter son secret, à redresser ses torts, il ne s'opposera pas à ce que ma tendresse enveloppe son pauvre petit... Et il sera sûr... Je trouverai des mots pour le convaincre.

       Mon Dieu! Puissé-je le rencontrer bientôt!...

       J'ai hâte de retourner à Saint-Rémy.

      Le manuscrit de Francine s'arrêtait là.

      Raymond, haletant de cette lecture, mais toute son énergie contractée pour rester lucide et résolu, retourna la page pour regarder encore la date. «8 avril.» Le dernier jour où ils vinrent à Claire-Source!

      Francine, lorsqu'elle eut tracé cette ultime confidence, replaça dans sa petite bibliothèque de jeune fille le volume qu'elle ne devait plus toucher.

      Huit avril... Claire-Source... Elle avait cueilli les premières violettes. Comme ils avaient encore été heureux ce jour-là!...

      Deux semaines plus tard, un soir où, plein d'inquiétude, il l'attendait, trouvant qu'elle tardait beaucoup, dans leur cher nid parisien, rue du Général-Foy, où leurs deux couverts brillaient sous la lampe, elle était revenue... pour mourir.

      Ah! Dieu... lorsqu'il se pencha sur la rampe de l'escalier...

      Toujours, il verrait cela... La lumière gaie, les stucs brillants, la moquette claire avec ses baguettes de cuivre... Et, dans le décor paisible, cette jeune forme si chère, lugubrement pliée sur la rampe... arrêtée, ne pouvant plus...

      Le cœur du jeune homme crevait... C'était cela, la mort. Cette forme brisée, dans l'escalier lumineux, muet. Un attendrissement plus atroce que devant la bouche entr'ouverte par le dernier souffle, devant la tête pâle aux cheveux sombres, sur la blancheur de l'oreiller.

      Oh! quand il sortit sur le palier pour la revoir plus tôt...

      Cette forme traînante sur les marches... Cette forme fléchissante contre la rampe de l'escalier!...

       AU FOND DU LABYRINTHE

       Table des matières

      Rue Saint-Florentin, devant un ancien hôtel de fermier général, modernisé, et, pour le moment, tout brillant de lumières, tout vibrant de rumeurs, une file de voitures s'accroît à chaque minute. Minuit s'approche. La soirée va finir. Chauffeurs et cochers viennent chercher leurs maîtres. Et les fiacres maraudeurs s'arrêtent pour enlever le client qui n'a pas son équipage.

      C'est le soir de musique du professeur Perrelot, le chirurgien célèbre. Un de ces concerts exquis où l'on rencontre l'élite mondaine, scientifique, académique et artistique, de Paris.

      L'illustre vieillard n'oublie les laideurs des chairs qu'il taille et ses incroyables fatigues, que dans le paradis des sons, parmi les rêves d'un Wagner ou d'un Beethoven, sur ce domaine exploré par quelques esprits de flamme, amorce d'un pont qui, de la terre, serait jeté vers l'infini prodigieux.

      Le professeur Perrelot, passionné de musique, organise avec amour ses séances de quinzaine. Il combine les programmes, choisit les interprètes, se réjouit comme un enfant de certaines exécutions musicales dont il a eu l'idée, qu'on n'entendra que chez lui.

      Et, plus d'une fois, il est le seul de la fête qui n'en puisse goûter le raffiné plaisir. Une opération urgente le retient, une consultation sous quelque baldaquin à couronne fermée l'appelle hors de France, à moins que ce ne soit une mansarde où l'on souffre qui le garde,—et cela arrive plus souvent qu'il ne le dit.

      En ce cas, Mme Perrelot, sous ses beaux cheveux blancs, et sa fille, la jeune comtesse de Gromaille, une brune à voix de contralto magnifique, font les honneurs. Et l'on tâche de ne pas trop s'apercevoir