Chacune son Rêve. Daniel Lesueur

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Название Chacune son Rêve
Автор произведения Daniel Lesueur
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066079901



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plus d'écœurement que la première fois.

       A peine avait-il quitté la chambre, que des gens s'y précipitèrent. Je fus saisie. Un voile m'enveloppa la tête. Mais je me débattis si violemment, et avec un tel cri, qu'une espèce de désarroi rompit l'effort de mes agresseurs. J'en profitai pour m'élancer vers l'infirmière et pour lui enlever l'enfant.

       —«Qu'on le laisse, au moins,» criai-je, «recevoir un baiser de sa mère!»

       Ceux qui étaient là comprirent-ils? Eurent-ils pitié? Je ne sais. Mais ils m'accordèrent le temps de porter le petit être contre les lèvres de celle qui l'avait si tragiquement mis au monde.

      La malheureuse eut alors,—chose extraordinaire,—comme un éclair de conscience. Peut-être le cri que j'avais jeté,—sans en modérer l'accent, cette fois,—venait-il de l'arracher à l'anéantissement de sa faiblesse et à la torpeur du stupéfiant, dont l'action n'était pas encore dissipée. Je rencontrai ses yeux ouverts,—un lucide, un poignant regard. Deux larges prunelles d'ombre. L'absence de sourcils, et presque de cils, les rendaient effarées, hagardes. Elle les fixa d'abord sur moi, puis sur son fils. Que discerna-t-elle? Quelle suprême anxiété réveilla sa pauvre âme? Un balbutiement s'échappa de sa bouche, lorsque j'en détachai la petite tête de son enfant. Penchée sur elle, j'entendis très distinctement ce nom répété à deux ou trois reprises:

       —«Serge... Serge...»

       Puis, plus clairement encore:

       —«Mon Serge adoré!...»

       Ce fut tout. Car les assistants, s'apercevant qu'elle parlait, se doutant, à mon attitude, que j'épiais avec ardeur les paroles qui lui échappaient, mirent à cette scène la fin la plus brutale. Étouffée, aveuglée, entraînée, je ne pressentis même pas ce qu'était devenu l'enfant. Mon impression fut qu'on me l'enlevait pour tout de bon. La crainte que j'eusse recueilli la clef de cette énigme changeait sans doute à mon égard les dispositions prises.

      Un regret m'effleura le cœur. Et tandis qu'on m'installait,—sous bonne garde et solidement tenue,—dans une voiture (sans doute l'auto du premier voyage), je n'avais qu'une sensation: le froid soudain sur ma poitrine à la place vide du petit corps tiède que j'y avais pressé.

       —«Oh!» me disais-je, avec un chagrin qui me surprenait moi-même, «que va-t-on faire de cet innocent, puisqu'on renonce à me le confier?»

       Le retour fut pareil à la dernière partie de l'aller. Je ne pus ni bouger, ni rien voir. Toutefois, je perçus, sous mon bandeau, qu'il faisait jour.

       «La nuit a été longue. C'est le matin,» pensais-je.

       Cette clarté—très vague pour moi—au lieu de s'aviver, diminua. L'entrée de la forêt, sans doute, ou la gêne de ces étoffes enroulées, dont ma vision s'offusquait. Aucune lueur ne revint. Au contraire, les ténèbres s'épaissirent. J'en fus troublée. Je ne concevais pas ce que je devais constater tout à l'heure: le jour avait passé. Le crépuscule, puis la nuit, lui succédaient.

       Encore une fois, il me fut impossible, même approximativement, d'évaluer la distance parcourue.

       Le moment vint où l'auto s'arrêta.

       On m'en sortit, paralysée, engourdie d'avoir été maintenue longtemps immobile. On me fit asseoir. Et j'attendais qu'enfin on dégageât ma tête, lorsque j'entendis le roulement de l'auto qui repartait à toute vitesse. Aussi rapidement qu'il me fut possible j'arrachai l'étoffe qui m'aveuglait. J'y parvins, non sans peine. Il me fallut plus de temps encore pour me reconnaître, pour identifier le lieu où l'on m'avait amenée.

      La nuit était profonde, l'heure devait être avancée. Un grand silence régnait sur la campagne. Le bruit même de l'auto ne me parvenait plus. Personne autour de moi.

       D'abord, j'avais cru être assise sur un banc. Puis mes yeux, s'habituant à l'obscurité, distinguèrent autour de moi des masses blanchâtres. Je me rappelai avoir remarqué, non loin de notre maison, des blocs de pierre, matériaux de construction, dont la disposition s'évoqua devant ces formes identiques. Mais n'était-ce pas près d'un terrain déjà enclos d'une grille?

       Je me retournai. Voici la pâleur régulière du mur... les raies noires des barreaux... Alors je me trouvais à deux pas de Claire-Source!

       Avant de me lever, je tâtai de la main près de moi, car j'avais cru me rendre compte qu'on y déposait ma trousse. Mes doigts en palpèrent le cuir... Puis... qu'était-ce? Un paquet assez gros, plus moelleux. Une petite plainte faible, sourde... Mon oreille se tendit. Mes mains tremblantes s'avancèrent... Étrange émotion... Je ne respirai plus... Si l'enfant n'avait pas été là, j'eusse éprouvé une déception atroce.

       Mais il y était. Je serrai contre mon cœur cette vague chose emmaillotée, ce petit être, plus seul au monde que je n'étais seule dans la grande nuit, dans le grand silence, formidable, solennel.

       Un souffle passa sur nous. Les branches nues des bois craquèrent...

      Comment dire l'exaltation, la mélancolie d'une telle minute?... Une révélation terrible des profondeurs perverses de la vie venait de bouleverser ma jeunesse. Mon corps brisé de fatigue n'était pas moins endolori que mon âme. La nuit de novembre, sinistre, sans lune, que j'affrontais seule pour la première fois, me sembla pleine d'épouvante. Ivre de tristesse, j'appuyai davantage sur mon cœur l'enfant... l'enfant rejeté, inconnu. Le regard de sa mère, le seul regard lucide de cette infortunée, le seul regard qu'elle poserait jamais sur son fils, me perça de nouveau. Mes sanglots éclatèrent. Je crois encore les entendre s'élever, sans écho, dans la dure nuit.

       —«Petit enfant... petit enfant...» murmurai-je. «Je t'aimerai, moi!... Je t'aimerai. Ils me tueront s'ils veulent... Je ne t'abandonnerai pas.»

       VERS LA MORT

       Table des matières

      C'est en terminant cette première partie des confidences de Francine, que Raymond Delchaume fit arrêter l'auto en pleine forêt de l'Isle-Adam. Le décor s'harmonisait avec la poignante lecture. Le soir d'octobre enténébrait les espaces peuplés d'arbres. Déjà, sous les futaies, le crépuscule devenait de la nuit. Au-dessus de la large route, un peu de clarté pleuvait encore du ciel gris perle. A cette clarté défaillante, Raymond, dans la voiture découverte, s'était arraché les yeux pour lire, pour lire encore...

      Maintenant, il savait.

      Qu'importait le reste? Il le connaissait, le dénouement effroyable. Il avait reçu dans ses bras sa femme, sa toute jeune femme,—trois ans, mon Dieu!... après cette sinistre aventure,—lorsqu'elle rentra au nid de leur amour, éperdue, ensanglantée, mourante... Oh! l'agonie presque muette... Les lèvres qui n'osaient parler,—dans la crainte (il le comprenait maintenant) de l'exposer au même sort. Et les yeux... ces pauvres yeux, avec leur prière désespérée. Quelle torture, le mystère de cette fin atroce! Enfin le voici donc dévoilé!...

      Ce qui montait du cœur de Raymond, ce qu'il devait à cette morte innocente, à cette martyre, c'était le cri de délivrance, de justification. Sa poitrine en éclatait. Comment ne l'eût-il pas jeté à l'univers, ce cri, à la Nature, à la forêt recueillie, aux premières étoiles... Voilà pourquoi il sauta sur le chemin, renvoyant la voiture, lui faisant prendre de l'avance, haletant du désir d'être seul. Et voilà pourquoi, lorsque se fut éteint le roulement de la machine, lorsque la lueur des phares se fut dissoute dans les ténèbres, le jeune homme