L'Humanité préhistorique. J. de Morgan

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Название L'Humanité préhistorique
Автор произведения J. de Morgan
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066075408



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comme forces physiques.

      Il est un fait constant, démontré par l'histoire et par la répartition des diverses familles humaines qui peuplent notre globe, fait très rationnel d'ailleurs: c'est que tout peuple vaincu se réfugie dans les lieux où il espère pouvoir conserver son indépendance, chaînes de montagnes, îles ou presqu'îles, contrées désertiques. Les Celtes se sont retirés dans la presqu'île bretonne et dans celles des Cornouailles et du pays de Galles, les Basques habitent les Pyrénées; les Kurdes, jadis maîtres de tout le nord du plateau iranien, sont aujourd'hui cantonnés dans les grandes chaînes bordières de la Perse, et chaque vallée du Caucase est occupée par des tribus de langage différent, etc. De tout temps il en a été de même. Aussi ne doit-on pas déduire de découvertes faites en des pays d'un accès difficile, ce qu'était la culture des populations des régions voisines plus ouvertes.

      Innombrables sont les invasions dans les temps historiques, et elles se continuent jusqu'à nos jours, comme les destructions de peuples sans défense, depuis les temps où les Sémites, absorbant les anciens éléments de la population chaldéenne, ont marché vers le Nord, fondé El Assar et Ninive, repaires d'où chaque année ils partaient pour écraser des peuples moins habiles qu'eux dans le maniement des armes. Six mille ans d'histoire sont là pour nous édifier quant à cet instinct des hommes de se détruire entre eux. Que dire de ces flots successifs qui, du fond de l'Asie, sont venus battre les murailles du monde romain, de ces conquêtes coloniales de l'Espagne, de l'Angleterre, de la France, de cet envahissement, au nom de la civilisation, de pays qu'habitaient jadis des hommes vivant heureux de leurs libertés, des indigènes que nous dépossédons chaque jour, parce qu'ils sont les plus faibles, parce que les richesses naturelles de leur sol nous attirent!

      C'est du nord et du centre de l'Asie que semblent être parties toutes les invasions des régions occidentales, durant la période historique, alors que le monde présentait à peu de choses près le relief qu'il offre encore de nos jours; mais nous ne pouvons pas savoir ce qu'il en a été au cours de la préhistoire. Bien des auteurs se sont lancés dans des hypothèses relativement au berceau des divers groupes humains. On a donné aux gens de langue aryenne l'Altaï comme lieu de naissance, puis la Transcaucasie, puis les plaines de la Russie et de la Sibérie; on a fait venir d'Arabie les hommes au parler sémitique; bref toutes les suppositions ont été émises, mais beaucoup d'entre elles sont absolument gratuites, parce que l'histoire de la répartition des hommes sur le globe est en dépendance d'une foule d'éléments mal connus. La préhistoire est encore entourée de trop de mystères pour que nous soyons en droit d'aborder scientifiquement les grands problèmes concernant les foyers originels de notre espèces. D'ailleurs les expressions d'usage pour désigner cette partie de l'histoire humaine, pour laquelle les documents écrits font défaut sont, elles-mêmes, bien vagues et bien imprécises.

      «L'Archéologie préhistorique, dit-on, est la science des antiquités antérieures aux documents historiques les plus anciens[51].» Cette définition, généralement adoptée, n'est cependant pas complète, car elle ne s'applique qu'aux pays qui, depuis des siècles, possèdent la documentation écrite et ne vise aucunement les peuplades barbares qui, jusqu'à nos jours, ont vécu en dehors de l'Histoire. Elle semble ne comprendre que la très haute antiquité.

      On doit entendre le mot préhistorique en lui accordant toute sa valeur dans le temps comme dans l'espace, l'étendre à tous les peuples, à toutes les questions relatives à l'existence de l'homme pour lesquelles des documents écrits émanant des peuples eux-mêmes ne nous renseignent pas, aussi bien pour les époques les plus anciennes que pour celles qui sont presque nos contemporaines; car il est impossible de séparer l'ethnographie, c'est-à-dire l'étude des peuplades modernes, de celle des peuples dont nous parlent les auteurs de l'antiquité, et de l'étude des hommes que nous ne connaissons que par l'examen des vestiges qu'ils ont laissés et dont le nom même s'est perdu. Il serait plus juste de dire que l'archéologie préhistorique est l'étude de tous les peuples qui ne nous ont pas eux-mêmes légué leurs annales. Les Germains que décrit Tacite, les Gaulois dont parle César, les Huns sur lesquels Ammien Marcellin nous fournit tant de détails, les Silures et autres insulaires dont Hérodien nous entretient, les Kamtchadales de Pallas, les Tahitiens de Cook et de Bougainville, sont des peuples préhistoriques, quoique appartenant à des temps dans lesquels d'autres nations écrivaient déjà leur histoire. On peut dire que l'ethnographie se confond avec l'archéologie préhistorique, car elle débute au cours de l'histoire elle-même: il n'est pas, en effet, de pages des annales assyriennes, égyptiennes, grecques ou romaines qui ne parlent de peuplades barbares, et les traditions légendaires par lesquelles débute l'histoire positive de tous les peuples, appartiennent à la phase préhistorique de l'évolution humaine. C'est de l'ensemble des documents archéologiques et ethnographiques anciens et modernes que nous tirons aujourd'hui nos connaissances sur les premiers habitants de notre globe.

      L'archéologie préhistorique est restée cantonnée dans l'ethnographie jusqu'au jour où, la géologie aidant, on s'aperçut que les traces laissées par l'homme dans les alluvions et dans les cavernes, dans le sol, un peu partout, apportaient à l'étude des origines des matériaux de grande importance; dès lors les études ethnographiques s'étendirent à ces vestiges, en prenant un autre nom, plutôt nuisible qu'utile d'ailleurs, car il a la prétention de fixer les esprits, alors qu'il n'apporte que des confusions, qu'on s'est encore empressé d'accroître en forgeant le mot de proto-histoire. Ainsi l'usage a consacré les termes de préhistoire, proto-histoire et ethnographie pour indiquer les divers chapitres d'un ensemble d'études demeuré lui-même sans nom; et malgré ces complications, la terminologie n'est pas encore complète.

      La branche préhistorique des études ethnographiques est une science essentiellement française; c'est à notre pays que revient l'honneur des premières découvertes et de leur interprétation. Dès les premières années du xviiie siècle, on avait reconnu et signalé la juxtaposition des vestiges industriels et des restes d'animaux fossiles dans les remplissages des cavernes. Toutefois la plupart des savants, à l'exemple de Cuvier, expliquaient ces associations par l'hypothèse d'un remaniement moderne des couches ossifères; c'était prendre l'exception pour la règle générale. Cependant les faits se multipliaient, grâce aux recherches de Boué, Tournal, Christol, Joly, Schmerling et autres[52].

      En 1828, ce sont les découvertes de Tournal et de Christol dans le Languedoc, en 1833-34 celles de Schmerling à Liège, en 1837 celles d'Édouard Lartet et celles de Marcel de Serres en 1838, qui viennent affirmer l'existence dans nos pays de l'homme quaternaire. Le monde savant se montrait encore incrédule quand, quelques années plus tard, vers 1850, Boucher de Perthes démontra péremptoirement que, dans les alluvions des environs d'Abbeville, on rencontrait simultanément des ossements de grands mammifères éteints, mammouths, hippopotames, rhinocéros, etc., et les indiscutables produits de l'industrie humaine. Boucher de Perthes rencontra tout d'abord une très vive opposition de la part des savants aussi bien en France qu'à l'étranger; mais il défendit son opinion avec une inlassable énergie, accumula les preuves à l'appui de ses affirmations et, peu à peu, convertit les géologues et zoologistes les plus éminents de l'époque, tant français qu'anglais: Falconer, sir Joseph Prestwich, sir John Evans, Lyell, Quatrefages, Albert Gaudry, Rigollot[53], etc., devinrent les plus ardents défenseurs des théories nouvelles. Quand Boucher de Perthes mourut en 1868, il avait eu la satisfaction de voir son nom immortalisé par l'une des plus grandes découvertes archéologiques des temps modernes.

      Dès lors, les recherches furent poussées avec une extrême ardeur par une foule d'archéologues, en France comme à l'étranger. Édouard Lartet continua ses fouilles si fructueuses dans les grottes de là vallée de la Vézère, et l'Anglais Christy se joignit à lui. En Belgique, dès 1864, E. Dupont explorait les cavernes des environs de Dinant.

      Édouard Lartet fut le premier à jeter les bases d'une classification des assises quaternaires en France. Le musée de Saint-Germain fut alors créé par Napoléon III, et son conservateur adjoint, Gabriel de Mortillet, devint, par ses remarquables travaux[54], le maître incontesté de l'archéologie préhistorique pendant un demi-siècle. Puis ce furent en France Ed. Piette, L. Capitan, M. Boule, l'abbé Breuil, d'Ault du Mesnil, le marquis de Vibraye, Adrien de Mortillet et une innombrable