Jeanne la Fileuse: Épisode de l'Émigration Franco-Canadienne aux États-Unis. Honoré Beaugrand

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Название Jeanne la Fileuse: Épisode de l'Émigration Franco-Canadienne aux États-Unis
Автор произведения Honoré Beaugrand
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066088385



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      Le père Montépel fit enfin trêve à cette position gênante en offrant à ses hôtes une dernière rasade de bonne eau-de-vie de la Jamaïque, en l'honneur du retour heureux des voyageurs.

      On but cependant cette dernière santé avec moins d'entrain que les autres, car l'histoire du maître d'école avait touché la corde sensible dans le cœur du paysan franco-canadien: la croyance à tout ce qui touche aux histoires surnaturelles et aux revenants.

      Après avoir salué cordialement le maître et la maîtresse de céans et s'être redit mutuellement de sympathiques bonsoirs, garçons et filles reprirent le chemin du logis. Et en parcourant la grande route qui longe la rive du fleuve, les fillettes serraient en tremblotant le bras de leurs cavaliers, en entrevoyant se balancer dans l'obscurité la tête des vieux peupliers; et en entendant le bruissement des feuilles elles pensaient encore malgré les doux propos de leurs amoureux, à la légende du «Fantôme de l'avare».

       Table des matières

       Table des matières

      La faux s'en va de droite à gauche,

       Avec un rythme cadencé;

       L'herbe, à mesure qu'on la fauche,

       Tombe et s'aligne en rang pressé.

       De mulots une bande folle

       Est interrompue en ses jeux;

       Oiseaux, abeilles, tout s'envole;

       La couleuvre est coupée en deux.

      (Pierre Dupont.)

      [Pierre Dupont, La Chanson des foins (3e strophe), dans La Nouvelle Lyre, 1858.]

      Après les premiers épanchements de l'amour filial et de l'amitié, Pierre Montépel, en brave garçon qu'il était, s'était remis au travail pour aider aux employés de la ferme à terminer la fenaison déjà commencée.

      Le père Jean-Louis se faisait vieux, et son bras ne pouvait plus manier la faux devenue pesante. Il tenait cependant à faire acte de présence dans les prairies immenses qu'il consacrait à la culture du foin. Le principal revenu de sa ferme provenait depuis quelques années des contrats qu'il avait obtenus à Montréal, comme fournisseur de la compagnie métropolitaine des chars urbains (tramways).

      Cette compagnie organisée à Montréal en 1861 avait introduit le système des tramways américains, et les rues de la grande ville étaient sillonnées par les lisses des chemins de fer sur lesquelles on traînait, à force de chevaux, les nouveaux chars-omnibus que l'on a surnommés avec raison «l'équipage du peuple».

      Deux chevaux pouvaient traîner facilement un omnibus contenant 50 personnes, et le succès de la nouvelle entreprise fut si marqué que l'on multiplia les routes; ce qui naturellement demandait un plus grand nombre de chevaux, et du fourrage en proportion. Le père Montépel, avec le coup d'œil commercial du paysan normand, en apprenant par son journal, la Minerve de Montréal, les détails de la nouvelle entreprise, avait dit à sa femme:

      —Marie, je pars demain pour Montréal dans le but de faire des soumissions pour la fourniture du fourrage à cette nouvelle compagnie. Je vois par mon journal que plus de 500 chevaux sont maintenant au service de cette entreprise. Ces chevaux demandent du fourrage, et comme ma ferme produit une admirable qualité de foin, je vais aller faire mes offres de service aux directeurs de la compagnie. Qu'en dis-tu, femme?

      —Mon Dieu, Jean-Louis! tu sais que j'ai pleine confiance dans ton habileté à conclure les marchés les plus difficiles. Va, mon homme; mais surtout, fais bien attention à ces coquins d'anglais qui savent toujours tirer avantage des «habitants» canadiens.

      Et le père Jean-Louis était parti pour la ville et avait conclu des arrangements tout à fait avantageux. Ce qui le décida à consacrer la plus grande partie de sa ferme à la culture du foin.

      La fenaison, à la ferme Montépel, était donc une affaire d'importance, et un grand nombre de jeunes fermiers des alentours venaient offrir leurs bras vigoureux au père Jean-Louis, afin de terminer avantageusement la récolte des foins, sans risquer les pertes occasionnées souvent par le manque de bras et les pluies de juillet.

      Tout était donc travail et activité pendant la première quinzaine de juillet.

      Les faucheurs, dès les premières lueurs de l'aube, prenaient la route des champs et se mettaient au travail avec une ardeur étonnante. Les faneuses suivaient en secouant et en éparpillant dans l'air les brins odorants de l'herbe encore humide. Un bon faucheur était suivi de trois faneuses, et garçons et filles trouvaient moyen d'égayer leurs rudes labeurs par des conversations joyeuses et des chants retentissants.

      Vêtue d'une jupe en droguet bleu, la taille serrée par un ceinturon de cuir noir, les épaules cachées par le mantelet traditionnel de la paysanne canadienne, la jambe couverte d'un bas bleu et le pied chaussé du soulier en cuir rouge, coiffée d'un large chapeau de paille autour duquel elle a coquettement enroulé un joli ruban rouge, la faneuse canadienne est le type le plus parfait de la robuste fille des champs.

      Simple et coquette tout à la fois, elle réussit naturellement à attirer l'attention du faucheur, et la fenaison, au Canada, a souvent produit des amours sincères et d'heureux mariages.

      Quand arrive l'heure du midi et que le son de l'angélus se fait entendre au loin sur l'humble clocher du village, faucheurs et faneuses se rassemblent au pied d'un sapin gigantesque ou d'un chêne séculaire pour prendre part, en commun, au dîner des travailleurs.

      Ce repas consiste généralement de la soupe nationale, de viande, de légumes et de lait. On cause en mangeant; chacun dit son mot, raconte son anecdote, invente son histoire. On s'étend sur l'herbe et pendant que les fillettes se racontent mutuellement leurs amourettes, les hommes allument la pipe et lancent vers le ciel, avec un air de contentement inexprimable, les bouffées d'une fumée bleuâtre et transparente.

      Il est une heure de l'après-midi et la voix du maître fait retentir l'expression consacrée:

      —Au travail! mes enfants!

      Les faucheurs font résonner l'air de leurs outils qu'ils affilent, par un mouvement vif de la pierre qu'ils passent et repassent sur la lame de leurs faux recourbées. Les faneuses reprennent leurs fourches légères et le mouvement du travail recommence.

      D'immenses charrettes à ridelles et à limons transportent les foins de la prairie et les déposent, une fois séchés, dans les granges de la ferme. Les essieux crient, les conducteurs encouragent leurs chevaux de la voix, et la scène devient aussi vivante et aussi animée qu'elle était tranquille quelques instants auparavant.

      Le soir, tout le personnel de la ferme se rassemble sur le bord du grand fleuve; un musicien d'occasion fait entendre les sons plus ou moins harmonieux du violon, et en dépit du travail et de la fatigue du jour, les fillettes trouvent encore le temps et le courage d'inviter les faucheurs à une danse sur l'herbe.

      La fenaison terminée, les foins sont chargés sur des bateaux et transportés à Montréal.

      Parmi les nombreux gars des paroisses environnantes qui étaient venus à Lavaltrie pour offrir leurs bras au fermier Montépel, se trouvait Jules Girard du village de Contrecœur.

      Jules Girard et sa sœur Jeanne, gracieuse fille de 16 ans, étaient arrivés un beau matin à Lavaltrie, et avaient offert leurs services à M. Montépel. Le fermier, qui avait besoin de bras, les mit à l'ouvrage immédiatement, Jules comme faucheur et Jeanne parmi les faneuses.

      Le frère et la sœur paraissaient pensifs et troublés. Ils se tenaient à l'écart des autres moissonneurs, et les chansons