Jeanne la Fileuse: Épisode de l'Émigration Franco-Canadienne aux États-Unis. Honoré Beaugrand

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Название Jeanne la Fileuse: Épisode de l'Émigration Franco-Canadienne aux États-Unis
Автор произведения Honoré Beaugrand
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066088385



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minuit lorsque madame Montépel vint annoncer d'une voix rendue tremblante par l'émotion qu'elle avait ressentie:

      —Enfants! le souper est servi. Approchez tous Buvez un verre et mangez bien en l'honneur des voyageurs.

      Il ne fut pas nécessaire de répéter l'invitation, et chacun s'empressa de prendre place autour d'une table immense surchargée de grands plats du ragoût national, de beignes et de pâtés traditionnels. Les invités sur la demande du père Montépel remplirent leurs verres et trinquèrent à la santé des héros de la fête.

      Le maître-d'école fit même un joli discours en réponse à cette santé, et chacun fit honneur aux mets appétissants préparés par madame Montépel, qui avait la réputation d'être la meilleure «fricoteuse» des environs.

      Après avoir bu et mangé copieusement, il est de rigueur dans les réunions sociales, dans les campagnes du Canada français, que chacun des convives raconte une anecdote, un récit, une histoire.

      Pierre Montépel après avoir remercié les convives, prit la parole au nom de ses camarades de voyage, et raconta les détails de leur «hivernement» et de leur descente périlleuse dans les rapides de l'Outaouais et du Saint-Laurent. Le jeune homme qui, comme nous l'avons dit déjà, possédait les avantages d'une éducation assez soignée, fit un récit varié, instructif et intéressant.

      Chacun raconta ensuite une anecdote, et ceux qui ne surent pas remplir cette partie du programme, furent forcés, bon gré, mal gré, de chanter un couplet.

      Quand arriva le tour du maître-d'école, les convives furent unanimes pour lui demander de raconter la légende du «Fantôme de l'avare». Cette légende redite cent fois et que chacun connaissait déjà était toujours intéressante dans la bouche du magister, qui était le conteur le plus populaire du pays.

      Le brave instituteur ne se fit pas prier, et après avoir rajusté ses lunettes et toussé pendant trois fois, il recommanda un silence absolu et prit la parole en ces termes:

       Table des matières

       Table des matières

      Pendant qu'un vent glacé pleurait dans le grand orme,

       La porte s'entr'ouvrit, puis une étrange forme

       S'avança lentement parmi les invités:

       «Mon frère ne sait point que les cieux irrités

       Punissent le chrétien qui ne fait pas l'aumône»,

       Dit le nouveau venu, relevant son front jaune.

      (Les Vengeances, L.P. LeMay)

      [Léon-Pamphile LeMay, Les Vengeances, chant septième (vers 1-6), Québec, Darveau, 1875.]

      Vous connaissez tous, vieillards et jeunes gens, l'histoire que je vais vous raconter. La morale de ce récit, cependant, ne saurait vous être redite trop souvent, et rappelez-vous que derrière la légende, il y a la leçon terrible d'un Dieu vengeur qui ordonne au riche de faire la charité.

      C'était la veille du jour de l'an de grâce 1858.

      Il faisait un froid sec et mordant.

      La grande route qui longe la rive nord du Saint-Laurent de Montréal à Berthier était couverte d'une épaisse couche de neige, tombée avant la Noël.

      Les chemins étaient lisses comme une glace de Venise. Aussi, fallait-il voir si les fils des fermiers à l'aise des paroisses du fleuve, se plaisaient à «pousser» leurs chevaux fringants, qui passaient comme le vent au son joyeux des clochettes de leurs harnais argentés.

      Je me trouvais en veillée chez le père Joseph Hervieux que vous connaissez tous. Vous savez aussi que sa maison qui est bâtie en pierre, est située à mi-chemin entre les églises de Lavaltrie et de Lanoraie. Il y avait fête ce soir-là chez le père Hervieux. Après avoir copieusement soupé tous les membres de la famille s'étaient rassemblés dans la grande salle de réception.

      Il est d'usage que chaque famille canadienne donne un festin au dernier jour de chaque année, afin de pouvoir saluer, à minuit, avec toutes les cérémonies voulues, l'arrivée de l'inconnue qui nous apporte à tous, une part de joies et de douleurs.

      Il était dix heures du soir.

      Les bambins, poussés par le sommeil, se laissaient les uns après les autres rouler sur les robes de buffle qui avaient été étendues autour de l'immense poêle à fourneau de la cuisine.

      Seuls, les parents et les jeunes gens voulaient tenir tête à l'heure avancée, et se souhaiter mutuellement une bonne et heureuse année, avant de se retirer pour la nuit.

      Une fillette vive et alerte qui voyait la conversation languir, se leva tout à coup et allant déposer un baiser respectueux sur le front du grand-père de la famille, vieillard presque centenaire, lui dit d'une voix qu'elle savait irrésistible:

      —Grand-père, redis-nous, je t'en prie, l'histoire de ta rencontre avec l'esprit de ce pauvre Jean-Pierre Beaudry—que Dieu ait pitié de son âme—que tu nous racontas l'an dernier, à pareille époque. C'est une histoire bien triste, il est vrai, mais ça nous aidera à passer le temps en attendant minuit.

      —Oh! oui! grand-père, l'histoire du jour de l'an, répétèrent en chœur les convives qui étaient presque tous les descendants du vieillard.

      —Mes enfants, reprit d'une voix tremblotante l'aïeul aux cheveux blancs, depuis bien longtemps, je vous répète à la veille de chaque jour de l'an, cette histoire de ma jeunesse. Je suis bien vieux, et peut-être pour la dernière fois vais-je vous la redire ici ce soir. Soyez tout attention, et remarquez surtout le châtiment terrible que Dieu réserve à ceux qui, en ce monde, refusent l'hospitalité au voyageur en détresse.

      Le vieillard approcha son fauteuil du poêle, et ses enfants ayant fait cercle autour de lui, il s'exprima en ces termes:

      —Il y a de cela soixante-dix ans aujourd'hui. J'avais vingt ans alors.

      Sur l'ordre de mon père, j'étais parti de grand matin pour Montréal, afin d'aller y acheter divers objets pour la famille; entre autres, une magnifique dame-jeanne de Jamaïque, qui nous était absolument nécessaire pour traiter dignement les amis à l'occasion du nouvel an. À trois heures de l'après-midi, j'avais fini mes achats, et je me préparais à reprendre la route de Lanoraie. Mon «brelot» était assez bien rempli, et comme je voulais être de retour chez nous avant neuf heures, je fouettai vivement mon cheval qui partit au grand trot. À cinq heures et demie j'étais à la traverse du bout de l'île, et j'avais jusqu'alors fait bonne route. Mais le ciel s'était couvert peu à peu et tout faisait présager une forte bordée de neige. Je m'engageai sur la traverse, et avant que j'eusse atteint Repentigny il neigeait à plein temps. J'ai vu de fortes tempêtes de neige durant ma vie, mais je ne m'en rappelle aucune qui fût aussi terrible que celle-là. Je ne voyais ni ciel ni terre, et à peine pouvais-je suivre le «chemin du roi» devant moi; les «balises» n'ayant pas encore été posées, comme l'hiver n'était pas avancé. Je passai l'église Saint-Sulpice à la brunante; mais bientôt, une obscurité profonde et une «poudrerie» qui me fouettait la figure, m'empêchèrent complètement d'avancer. Je n'étais pas bien certain de la localité où je me trouvais, mais je croyais alors être dans les environs de la ferme du père Robillard. Je ne crus pouvoir faire mieux que d'attacher mon cheval à un pieu de la clôture du chemin, et de me diriger à l'aventure à la recherche d'une maison pour y demander l'hospitalité en attendant que la tempête fut apaisée. J'errai pendant quelques minutes et je désespérais de réussir, quand j'aperçus, sur la gauche de la grande route, une masure à demi ensevelie dans la neige et que je ne me rappelais pas