Jeanne la Fileuse: Épisode de l'Émigration Franco-Canadienne aux États-Unis. Honoré Beaugrand

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Название Jeanne la Fileuse: Épisode de l'Émigration Franco-Canadienne aux États-Unis
Автор произведения Honoré Beaugrand
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066088385



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aux chevaux de travail, mais son œil distrait se portait souvent vers la surface polie du fleuve, où apparut enfin, dans la distance, le canot de Jules Girard.

      Était-ce bien Jules que Pierre attendait avec tant d'impatience? Qui sait? Pierre n'avait encore que les sentiments d'un nouvel ami pour le frère. Commençait-il déjà à éprouver un sentiment plus tendre pour la sœur? Il ne le savait pas lui-même, mais il se sentait heureux, chaque fois que son œil rencontrait le regard pensif de Jeanne la faneuse. Son cœur battait plus vite, sa main tremblante maniait avec moins d'adresse la faux du moissonneur.

      On se rassemblait, au dîner, pour manger en commun l'humble repas des travailleurs, et ces quelques moments de causerie intime rendaient Pierre tout joyeux et Jeanne encore plus pensive.

      Chaque soir, maintenant, Pierre allait sur la grève souhaiter un dernier bonsoir à ses amis de Contre-cœur, et bien souvent, il oubliait en rêvant au bruit caressant de la lame qui venait mourir sur le sable du rivage, la danse sous les coudriers et les histoires du maître d'école.

       Table des matières

       Table des matières

      Ils se quittaient. Dans un regard bien tendre

       Tous deux venaient d'échanger un serment;

       Le Capitaine avait promis d'attendre

       Et le bateau restait complaisamment.

       «Ajoute encore un mot, ma blonde belle,

       Un mot d'adieu, le dernier, le plus doux!»

       «Vous emportez mon cœur, répondit-elle,

       Car ma pensée est tout entière à vous!»

      (Benjamin Sulte.)

      [Benjamin Suite, Ballade (vers 1-8), dans Les Laurentiennes, Montréal, Senécal, 1870.]

      La fenaison allait finir bientôt. Les granges regorgeaient de la plus belle récolte de foin qu'avait encore moissonnée le fermier Jean-Louis Montépel. Aussi, le va-et-vient des nombreux employés dénotait-il l'abondance et le contentement du maître. Les bateaux qui devaient transporter le fourrage à Montréal avaient jeté l'ancre près du quai du village, et toute une flottille attendait le moment de commencer les travaux de chargement.

      Le dernier jour de la fenaison se trouvait un samedi. Vers les cinq heures du soir, le fermier avait envoyé chercher son fils et lui avait dit:

      —Pierre, nous finissons aujourd'hui les travaux de la moisson et je désire, avant de prendre congé de mes «engagés», les inviter tous à un souper de famille. J'ai fait préparer, par ta mère, sous les pommiers du verger, un repas succulent. Va, mon fils, dire à tous ces braves gens, garçons et filles, que je les attends à la maison pour leur payer leur salaire et pour prendre part avec eux au repas du soir.

      Pierre s'éloigna pour obéir aux ordres de son père. Chacun s'empressa de terminer sa tâche, et quelques instants plus tard tout le personnel de la ferme faisait queue devant une table que le père Montépel avait installée sous les pommiers, et où il payait à chaque employé, à tour de rôle, la somme qui lui était due. Les jeunes filles d'abord, les garçons ensuite. C'était le moment heureux. Chacun babillait et faisait part de ses projets à ses voisins. Les jeunes filles causaient colifichets et rééditaient la fable de Perrette et du pot-au-lait. Les garçons plus sérieux parlaient chasse, pêche et voyages aux «pays d'en haut».

      Seul, Pierre qui se tenait à l'écart, semblait voir avec tristesse le départ de ses camarades de travail. Il répondait avec distraction aux agaceries des jeunes filles qui se disputaient ses sourires, et aux paroles d'amitié des hommes qui avaient appris à estimer son caractère franc et loyal.

      Quand tout le monde fut payé, chacun prit place à table. Le fermier occupait la place d'honneur. Pierre était à sa droite, la fermière à sa gauche. Le père Montépel qui n'était pas orateur de sa nature savait cependant, à l'occasion, donner de sages conseils à la jeunesse. Aussi se décida-t-il à faire un petit discours d'adieu à ses employés:

      —Mes enfants, leur dit-il, chacun de vous possède maintenant le fruit de son travail; laissez-moi vous recommander l'économie et la sagesse. Aux garçons je répéterai le conseil que me donnait autrefois mon défunt père—que Dieu ait pitié de son âme.—Jean-Louis, me disait-il, souviens-toi que tu récolteras dans ta vieillesse les fruits de ta conduite de jeune homme. Sois joyeux à dix-huit ans, sérieux à vingt-cinq ans, sage à trente ans et tu seras riche à quarante ans. J'ai suivi ses conseils, mes amis, et vous en voyez aujourd'hui les résultats. Aux fillettes, je redirai le refrain d'une chanson que j'ai entendue, l'autre jour, au manoir:

      Mariez-vous, je le répète,

       Vous ferez bien, soyez heureux;

       Mais ne vous pressez pas fillettes

       Et vous ferez encore bien mieux.

      Et le vieillard se rassit au milieu des applaudissements de ses serviteurs. Il était fier de lui-même. Il avait entendu le maître d'école citer des vers pendant ses discours, et il s'était rattrapé avec le refrain d'une chanson.

      Jules Girard se leva pour répondre aux bons conseils du maître, et improvisa quelques paroles chaleureuses de remerciement et de sympathie, au nom de ses compagnons et de ses compagnes de travail. On chanta quelques refrains nationaux, et le repas fini, après avoir serré la main du maître et s'être dit mutuellement adieu, chacun reprit la route de son village. Les uns à pied suivaient la grande route qui borde le fleuve, les autres en canot se dirigeaient vers les villages voisins.

      Jules Girard et sa sœur Jeanne, accompagnés de Pierre Montépel, s'étaient rendus sur le rivage. Il fallait se dire adieu. Jeanne, pâle et silencieuse traçait avec son aviron des figures bizarres sur le sable de la grève. La pauvre enfant n'osait lever les yeux, de peur de trahir le trouble qui l'agitait. Jules et Pierre échangeaient à peine quelques paroles, car ils regrettaient sincèrement tous deux que le moment de se séparer fût si tôt arrivé. La position devenait embarrassante et Jules avait terminé les préparatifs du départ. Pierre s'approcha instinctivement du jeune homme et de la jeune fille, et les prenant tous deux par la main, il leur dit:

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