Jeanne la Fileuse: Épisode de l'Émigration Franco-Canadienne aux États-Unis. Honoré Beaugrand

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Название Jeanne la Fileuse: Épisode de l'Émigration Franco-Canadienne aux États-Unis
Автор произведения Honoré Beaugrand
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066088385



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du voyageur1 était si bien dessiné et ses excentricités en étaient si bizarres, qu'il nous semble que c'était hier.

      Chaque village, sur le littoral du Saint-Laurent, depuis Montréal jusqu'à Québec, fournissait son contingent annuel à la brigade «des gens d'en haut».

      On partait vers la mi-septembre en canot d'écorce; on remontait le fleuve en chantant gaiement, les refrains sur l'aviron. À Montréal, on achetait les haches de chantier et on prenait une «fête» avant de mettre la proue vers «Bytown», où se trouvait alors le rendez-vous des bons vivants:

      À Bytown, c'est une jolie place,

       Mais il y a beaucoup de crasse

       Il y a des jolies filles

       Et aussi des polissons,

       Dans les chantiers nous hivernerons,

       Dans les chantiers nous hivernerons.

      Le premier soin, en arrivant à la future capitale du Canada, était d'aller faire son engagement pour l'hiver, et de retirer une avance de gages qui était ordinairement sacrifiée à Bacchus. Nos pères qui ne se piquaient pas de connaître leur mythologie, disaient à «Molson». Et Dieu sait, s'ils le patronnaient, ce célèbre distillateur à la réputation éminemment franco-canadienne.

      On reprenait alors, le gousset vide et le cœur léger, la route des chantiers. On y arrivait entre la mi-octobre et le premier novembre. Le premier soin était de choisir au milieu d'une forêt d'arbres deux ou trois fois centenaires, un lieu propice à bâtir une rude cabane en «plançons», qui était généralement connue sous le nom de chantier.

      Le «cook»—cuisinier—y installait ses marmites.

      Chacun voyait à s'y établir aussi confortablement que possible, et le jour suivant, on entendait résonner la hache qui abattait sans pitié les souverains de ces forêts immenses.

      Après des journées d'un travail presque surhumain et inconnu aujourd'hui, on s'assemblait au coin de l'âtre et chacun y racontait ses aventures plus ou moins... véridiques.

      La bouteille faisait sa ronde habituelle et une «complainte» finissait ordinairement la soirée.

      On dormait sans soucis, et quelquefois en rêvant à la maison paternelle des bords du Saint-Laurent, et à celle qui attendait avec impatience le retour du voyageur.

      Le chantier était souvent troublé, durant la nuit, par le voisinage d'un ours que les senteurs de la cuisine avaient attiré à une mort certaine.

      On se levait en se bousculant pour avoir l'honneur de lui donner le premier coup. On dédaignait les armes à feu; la hache meurtrière du bûcheron était suffisante pour ces hommes de fer qui ignoraient le danger. Martin y laissait toujours sa peau, et quelque voyageur y gagnait quelquefois un coup de griffe.

      Le printemps arrivait avec la fonte des neiges et la descente des billots.

      On encageait2 en chantant les refrains du pays on allait bientôt revoir ceux qu'on aimait et les cœurs bondissaient à la pensée du retour au foyer.

      On «sautait» les rapides en bravant mille fois la mort, et le gousset bien garni et les mains remplies de cadeaux achetés en passant à Montréal, on tombait comme une bombe au milieu de la famille enchantée.

      Les réjouissances duraient deux ou trois semaines. Venaient ensuite les récoltes.

      On travaillait à aider les vieilles gens, et une fois les grains en sûreté, on reprenait en chantant la route de la forêt pour recommencer pour une autre saison les travaux et les périls du voyageur.

      Le type est maintenant—à quelques rares exceptions près—presque entièrement disparu. La civilisation moderne, la colonisation des contrées situées au nord de l'Outaouais, les facilités du commerce et de la navigation, la vapeur ont tour à tour détruit ce qui restait encore de pittoresque et d'original dans le caractère du «canotier voyageur».

      Ce cachet indélébile du «coureur des bois» et de «l'homme de chantier» que l'on rencontrait si souvent dans nos campagnes et dans les rues des villes de Montréal et de Québec, est passé à l'état de légende.

      On entend encore les vieillards raconter leurs exploits parmi les indiens du Nord-Ouest et dans les forêts vierges de l'Outaouais, mais les enfants, maintenant, vont à l'école, passent au collège, et finissent généralement par choisir l'outil de l'artisan ou l'étude des professions libérales.

      La scène que nous avons racontée, au premier chapitre, était donc, en 1872, chose à peu près exceptionnelle. Aussi l'arrivée des voyageurs dans le joli village de Lavaltrie eut-elle pour effet de rassembler le soir même, à la ferme du père Montépel, tous les amis des alentours qui se disputaient le privilège de serrer la main du fils unique qui revenait des chantiers après une absence de neuf mois.

       Table des matières

       Table des matières

      J'aime, ô terre bénie, où dorment nos aïeux!

       Tes lacs d'azur au fond des bois harmonieux

       Où murmure une onde limpide.

       Tes coteaux émaillés de hameaux éclatants

       Qui se mirent au loin dans les flots transparents

       De ton fleuve large et rapide.

      (L.-J.-C. Fiset.)

      Au nombre des hardis soldats qui accompagnaient M. Marganne de Lavaltrie, lors de son premier voyage au Canada, avec le régiment de Carignan-Salières, se trouvait l'arrière grand-père du fermier Jean-Louis Montépel.

      Originaire de la haute Normandie et descendant de fermier de père en fils depuis des générations, Montépel avait continué, après l'expiration de son service au Canada, à se livrer à la culture des champs.

      Les rives encore incultes du fleuve Saint-Laurent offraient des avantages magnifiques à l'agriculture, et M. de Lavaltrie charmé par le site pittoresque du village qui porte encore son nom, s'était établi avec ses anciens soldats au nord de la magnifique pointe de sapins, que l'on appelle encore aujourd'hui «le domaine de Lavaltrie.»3 [Augmentation. «Concession du 21 avril 1734, faite par Charles, marquis de Beauharnois, Gouverneur, et Gilles Hocquart, Intendant au sieur Marganne de Lavaltrie, d'une lieue et demi de terre de front sur deux lieues et demie de profondeur, du fief de Lavaltrie; pour être la dite prolongation en profondeur unie et jointe au fief de Lavaltrie, et ne faire qu'une même seigneurie, laquelle, par ce moyen, se trouvera être d'une lieue et demie de front sur quatre lieues de profondeur.»—Registre d'Intendance, No. 7, folio 24.]

      Montépel s'était fixé près de l'humble manoir de son officier et avait mis en culture une des plus belles fermes des environs.

      Le fermier Jean-Louis Montépel que nous venons d'introduire à nos lecteurs, possédait encore le fief de ses pères et avait la réputation d'être ce qu'on appelle au Canada un «habitant à son aise».

      Lors de la cession du Canada à l'Angleterre, en 1763, son grand-père qui était alors lieutenant dans une compagnie de milice volontaire, avait été fait prisonnier à Longueuil par les troupes du général Amherst.

      Le lieutenant Montépel avait été traité avec bonté par les officiers anglais, pendant sa courte captivité, et lors de l'invasion américaine, en 1776, il s'était empressé de lever une nouvelle compagnie pour défendre les droits de la couronne d'Angleterre, comme il avait défendu jadis l'autorité du roi de France.

      Cette fidélité au nouveau gouvernement, de la part des Montépel, avait