Mémoires de Mr. d'Artagnan. Gatien Courtilz de Sandras

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Название Mémoires de Mr. d'Artagnan
Автор произведения Gatien Courtilz de Sandras
Жанр Документальная литература
Серия
Издательство Документальная литература
Год выпуска 0
isbn 4064066083182



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qu'il prit ne purent pas être plus justes. Il n'arriva à ce fort que plus de quatre heures après que Rantzaw s'étoit mis à table; néanmoins, comme jusques à ce qu'il fut tout à fait enseveli dans le vin, il ne laissoit pas d'agir si vigoureusement qu'il sembloit n'en avoir que plus de courage, il courut à la défense de cette piece & en rendit la prise plus difficile, que le Cardinal Infant ne croyoit: le Marêchal de Chatillon courut aussi promptement de ce côté-là, sachant qu'il y étoit d'autant plus nécessaire qu'on lui venoit d'apprendre que Rantzaw avoit été surpris lors qu'il étoit encore à table. Il étoit pourtant alors plus de deux heures après minuit, & comme il savoit qu'il s'y étoit mis à dix heures du soir, il jugea qu'il s'étoit vuidé tant de bouteilles, pendant tout le tems qu'il y avoit été, qu'il ne devoit pas être trop en état de faire ce qu'il lui convenoit presentement. Il trouva Rantzaw à cheval, qui étoit cause qu'une partie des gens qui étoient à son repas avoient été tuez. C'étoit un miracle comment il ne l'avoit pas été lui même; car étant ainsi à cheval, au lieu que tous les autres qui s'étoient approchés des ennemis étoient à pied, on lui avoit tiré une infinité de coups, comme à un homme qui devoit être Officier General. Le Marêchal de Chatillon reconnut bien à la première parole qu'il lui dit, qu'il avoit bû un coup plus qu'il ne falloit; mais le tems ne lui paroissant pas propre pour lui en faire reproche, joint qu'il avoit alors d'autres affaires, il lui conseilla de mettre pied à terre, ou de se retirer un peu derriere les autres, parce que s'il avoit échapé jusques là, il ne lui falloit qu'un moment pour trouver ce qu'il avoit evité si heureusement. Il ne l'eut jamais fait, si nous eussions pû conserver le fort davantage; mais le Cardinal Infant s'en étant emparé après un assez long combat, & assez opiniatré, il commança alors à tourner contre lui quelques pieces de canon, qu'il avoit trouvées dans le Fort.

      Le Marêchal de Chatillon, qui avoit amené des Troupes avec lui, lors qu'il étoit arrivé là, leur commanda alors de reprendre ce Fort, qui étoit tout ouvert de son côté. Il y fût même tout le premier avec elles, afin de les encourager par son exemple, de sorte que ces Troupes, qui eussent eu honte de ne pas faire leur devoir en presence de leur General, s'y porterent si vaillament qu'elles ne laisserent guéres ce Fort entre les mains des ennemis. Nous perdîmes bien quatre cent hommes à cette premiere attaque, & les ennemis deux cent cinquante. Il se trouva parmi les nôtres soixante & quatre Officiers, & entr'autres vint-neuf des deux Regimens de Rantzaw. Le Cardinal Infant qui ne s'attendoit pas à ce revers de fortune, se trouva plus excité que jamais, à faire recommencer le combat. Il commanda des gens frais à la place de ceux, qui après s'être veus vainqueurs étoient devenus vaincus à leur tour. Il leur dit en peu de mots que le salut d'Arras, ou sa perte ne dependoient que de leur courage, & que pour peu qu'ils fussent affectionnez à leur Roi & à leur Païs, ils ne trouveroient peut-être jamais d'occasion plus importante que celle-là pour le témoigner. Cette Ville en effet, étoit d'une extrême consequence à sa Majesté Catholique, & le Roi la prenant couvroit non seulement par là sa frontière, mais se donnoit encore une grande entrée dans la sienne. C'étoit d'ailleurs la capitale de l'Artois, conquête qui devoit donner de la reputation aux armes de France, & en ôter à celles d'Espagne.

      La petite harangue du Cardinal Infant ne lui fut pas inutile: les Troupes qu'il venoit de commander, marcherent bravement contre celles qui venoient de se remparer du Fort. Celles-ci voulurent le défendre, & ne pas perdre sitôt la gloire qu'elles venoient d'acquerir; mais quoi qu'elles soutinssent vigoureusement leur effort, elles furent obligées à la fin d'y ceder, la plûpart d'entr'elles furent tuées sur la place ou mises hors de combat. Le Marêchal de Chatillon, qui avoit fait avancer de ce côté-là des gens frais, afin de les soutenir en cas de besoin, voyant qu'elles plioient non seulement, mais qu'elles se retiroient encore assez vite pour croire qu'elles s'en fuyoient plûtôt que de plier, mena encore lui-même à la charge ceux qu'il avoit amené pour leur secours. Il fit merveille & eux aussi, tellement que les ennemis n'ayant pas eu le tems de se loger dans ce Fort, ils en furent chassés pour la seconde fois. Mr. du Hallier qui étoit allé au camp pendant ce tems-là, avec huit ou neuf mille hommes, du nombre desquels étoit nôtre Regiment, fit peur au Cardinal Infant par cette marche. Il savoit qu'il amenoit avec lui la Maison du Roi, qui n'étoit pas les moindres Troupes qu'eut Sa Majesté. Ainsi ne songeant plus à reprendre ce Fort, nous eumes le tems de faire passer nôtre convoi. Il mit l'abondance dans le camp, & les assiegés qui s'étoient défendus jusques-là, fort vigoureusement en ayant perdu le courage, ils ne tarderent plus que deux jours à demander à capituler.

      Le Roi qui étoit demeuré à Amiens sans autre Garde que le guet des Gardes du corps, la Brigade des Gendarmes, & des chevaux legers, & la Compagnie de ses Mousquetaires, qui faisoient auprès de lui les mêmes fonctions que nôtre Regiment avoit accoutumé de faire, n'en fut pas plûtôt averti qu'il se mit en chemin pour visiter sa nouvelle conquête. Mais devant que de partir d'Amiens, trois Mousquetaires & trois Gardes du Cardinal se battirent encore les uns contre les autres, sans qu'ils voulussent demeurer d'accord à qui étoit resté l'avantage. Leur querelle étoit venuë dans un billard, où suivant la coutume de ces deux Compagnies, ils ne s'étoient pas plûtôt reconnus qu'ils s'étoient regardé de travers. Des gens qui joüoient ayant fini leur partie, & ne voulant plus joüer, un de ces Mousquetaires avoit pris un billard, & un de ces Gardes un autre. Ils n'étoient pas pour joüer ensemble, & ils ne s'aimoient pas assez pour cela; mais comme lors qu'on s'en veut l'on cherche à se faire piece de toutes façons, le Mousquetaire nommé Danneveu, qui étoit un Gentilhomme de Picardie, tira la bille que le Garde avoit devant lui, & comme il joüoit parfaitement bien à ce jeu là, il la fit sauter: elle donna par malheur dans le visage du Garde, qui, soit qu'il crut qu'il l'eut fait pour l'insulter, ou qu'il fut bien aise de prendre ce pretexte, lui fit signe de l'oeil qu'il eut à sortir, afin de voir s'il seroit aussi adroit à tirer l'épée qu'à tirer une bille. Les deux camarades du Garde le suivirent, & les deux du Mousquetaire ayant fait la même chose de leur côté, Danneveu tua son homme pendant qu'il y eut aussi un Mousquetaire de tué. Les quatre autres furent separés par des Bourgeois, qui furent obligés de crier aux armes, pour les obliger de cesser leur combat. Ils furent même contraints de leur jetter des pierres avant que d'en pouvoir venir à bout. Une Escouade de Mousquetaires fut commandée en même tems pour venir voir ce que c'étoit, sur ce que l'on crioit aux armes. Les deux Gardes s'enfuirent d'abord qu'ils la virent. Ils crurent qu'elle ne venoit que pour leur faire piece, & ayant ainsi abandonné le champ de bataille, les deux Mousquetaires contre qui ils se battoient, pretendirent avoir remporté la victoire, puis qu'il leur étoit demeuré. Leur prétention étoit fondée d'ailleurs, sur ce que les deux fuyards étoient encore blessés, & que pour eux ils ne l'étoient pas. Les Gardes disoient à cela, que leurs blessures n'étoient rien, & qu'elles ne les eussent pas empêché de mettre leurs ennemis à la raison, si on les eut laissé faire; qu'à l'égard de leur retraite c'étoit la prudence, & non pas la crainte qui les y avoit obligez, qu'il n'étoit pas extraordinaire que deux hommes se retirassent de devant une douzaine, sur tout quand cette douzaine venoit avec de bons Mousquets, & qu'ils n'avoient que leur épée pour toute défense.

      Et certainement quoi que j'aye toûjours eu l'ame Mousquetaire, ce qui m'est assez pardonnable, puis que c'est là, ou j'ai pris ma nouriture comme je le dirai en son lieu, je ne puis m'empêcher de dire que ces deux Gardes n'avoient pas trop de tort de soutenir leur bon droit. Cependant le Roi à qui il prenoit de tems en tems une certaine demangeaison de chagriner le Cardinal ne sçut pas plutôt cette histoire, que sans se mettre beaucoup en peine si elle devoit passer pour duel ou seulement pour rencontre, il se mit à l'en railler. Il lui dit qu'il voyoit tous les jours la difference qu'il y avoit entre ses Mousquetaires & la Compagnie de ses Gardes: mais que quand même il ne l'eut pas veuë jusques là, cette seule rencontre suffisoit pour la lui apprendre. Le Cardinal qui, quelque grand esprit qu'il eut, avoit souvent des momens, qui ne répondoient pas autrement à cette haute estime qu'il s'étoit acquise dans le monde, par une infinité de grandes actions, se trouva choqué de ces paroles, sans considerer que le respect qu'il devoit à Sa Majesté l'obligeoit à en entendre bien d'autres de sa bouche, quand même il lui eut plu de lui en dire, sans en paroître si délicat. Il lui répondit assez brutalement, si l'on ose ainsi parler d'un Ministre, qu'il falloit avoüer que ses Mousquetaires étoient de braves gens, mais que c'était quand ils se trouvoient douze