Название | La Grande Marnière |
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Автор произведения | Georges Ohnet |
Жанр | Языкознание |
Серия | |
Издательство | Языкознание |
Год выпуска | 0 |
isbn | 4064066084967 |
—M. de Clairefont n'a-t-il donc auprès de lui personne qui puisse l'aider de ses conseils, lui prêter l'appui de son activité?
—Sera-ce son fils, ce beau et violent garçon, que vous venez de voir, il n'y a qu'un instant, traitant les hommes comme ses chiens, quand ils ont fait une faute? Où prendrait-il de la raison pour éclairer son père, quand il n'en a pas pour se conduire lui-même? S'agira-t-il de tirer un coup de fusil sur un sanglier, de conduire un cheval difficile, de manger et de boire pendant toute une soirée, ou de lutiner une jolie fille? Alors vous le trouverez toujours prêt et dispos. Mais ne lui demandez pas de s'appliquer à quelque travail de tête; il ne saurait s'y astreindre. Il tomberait d'un coup de sang, s'il ne vivait pas au grand air. Voilà le seul homme qu'il y ait dans la maison, car je ne compte pas le baron de Croix-Mesnil, qui ne vient que par intervalles pour faire sa cour à Mlle Antoinette.
À ces mots, Pascal s'arrêta, comme s'il eût vu un gouffre s'ouvrir à ses pieds. Une pâleur subite s'était étendue sur son visage, et ce fut d'une voix changée qu'il balbutia:
—Son fiancé, celui-là?
—Oui, un bon jeune homme, capitaine de dragons en garnison à Évreux, qui croque le marmot depuis deux ans, sans se décourager, mais qui prendra certainement la poudre d'escampette quand il verra le beau-père en déconfiture...
Pascal se sentit renaître. Une horrible espérance rentra dans son cœur à la pensée qu'Antoinette pouvait être délaissée. Il vit son intérêt d'accord avec celui de son père. Il n'avait rien à attendre que de la ruine du marquis. Antoinette sans fortune se rapprochait de lui. Pascal frémit en se surprenant à souhaiter que ce désastre s'accomplît.
Il se dit:
—Quelle âme de boue ai-je donc? Suis-je aussi infâme que ce Fleury qui me donne froidement tous ces détails, et escompte le malheur de cette famille? Allons! vais-je entrer dans leur horrible syndicat? Chercherai-je à obtenir cette adorable jeune fille à force d'infamie?
Il releva la tête, frappa fortement le sol du pied et, le cœur gonflé d'une audacieuse espérance, il répondit à la question que sa conscience venait de lui poser:
—Non. Ce sera à force de dévouement!
II
Celui qui avait osé se faire de Carvajan un ennemi si acharné et si dangereux était maintenant un vieillard au front ridé, aux cheveux blancs comme la neige, aux épaules voûtées et à la démarche chancelante. On l'avait autrefois appelé le beau Clairefont, et le point de départ de cette haine implacable, à laquelle il était en butte, avait été une aventure d'amour.
Au jour de sa naissance, en 1816, la Restauration était dans toute sa force et tout son éclat. Son père, riche de la fortune de sa femme, charmante Anglaise épousée pendant l'émigration, avait racheté le château patrimonial, et s'était constitué un domaine qui lui rapportait chaque année cent vingt mille livres. La faveur de Louis XVIII, dont il avait fait le whist pendant vingt-cinq ans, de Coblentz à Vérone et de Hartwel à Paris, en suivant toutes les étapes de l'exil, lui avait valu d'être nommé gentilhomme de la chambre et commandeur de Saint-Louis. Bien des fidèles qui s'étaient prodigués à la gueule des canons républicains en Vendée n'obtinrent pas autant, pour leur héroïsme, que M. de Clairefont pour ses robbers.
À treize ans, le comte Honoré eut un premier chagrin: il perdit sa mère. Il fût demeuré facilement inconsolable, mais son père ne lui en laissa pas le loisir. Le marquis ne favorisait point les douleurs improductives. Il engagea son héritier à sécher ses larmes, et, pour le distraire, le fit admettre auprès du roi Charles X, en qualité de page. Honoré plut par sa gracieuse vivacité. La duchesse de Berry le prit en amitié, et daigna passer sa belle main dans les cheveux blonds de l'enfant. Le fils paraissait donc promis à la même heureuse fortune que le père: il apprenait déjà le whist, lorsque la Révolution, qui se plaît à brouiller les cartes des hommes et des rois, conduisit Charles X tout courant jusqu'à Cherbourg, et le fit embarquer pour l'Angleterre. Le marquis, dont toute la carrière s'était faite en exil, ne crut pas devoir se dérober à des tristesses qu'il savait devoir être, à un moment donné, si brillamment compensées. Il suivit son souverain à Goritz et commença à initier son fils à l'art, qui lui était familier, de courtiser le malheur.
Cette nouvelle émigration, adoucie par la jouissance d'une fortune considérable, dura plus longtemps que ne l'avait prévu le marquis. La branche cadette, plantée comme une bouture sur le trône, prit solidement racine, et Honoré de Clairefont, arrivé enfant sur la terre étrangère, y grandit et devint un homme. À mesure qu'il avançait en âge, des dissemblances curieuses se remarquaient entre son caractère et celui du marquis.
Autant le compagnon du comte de Provence était léger, sceptique, tout brillant des grâces un peu vicieuses du XVIIIe siècle, autant le page du comte d'Artois se montrait généreux, enthousiaste, et entraîné par le courant utilitaire des temps nouveaux. Son père, qui était d'une aristocratique ignorance, le voyant étudier, se moquait d'une application qu'il trouvait déplorablement populacière.
—À quoi vous destinez-vous donc, mon cher? disait-il à Honoré. Voulez-vous être industriel ou marchand? Il n'est qu'une science qui convienne à un homme de votre rang: c'est celle de bien vivre, et je crains que ce soit la seule qui vous manque. Je m'attriste à vous voir les goûts d'un croquant... Vous vous ferez du tort dans le monde, et vous nuirez à votre avancement... Il faut que vous ayez pris ces idées du côté de votre mère, qui a eu des drapiers dans sa famille, au temps de ce faquin de Cromwell... Car, pour les Clairefont, ils n'ont jamais rien appris, si ce n'est à tirer l'épée et à dépenser noblement leurs revenus... Pour le reste, ils le savaient assez de naissance.
Ces sarcasmes ne convertissaient pas Honoré, qui se délassait, dans l'étude des sciences, de la vie fastidieuse qu'il menait à la cour triste et maussade du roi découronné. Il s'était pris de passion pour la physique et la chimie. Il avait rencontré un très savant professeur, retiré de l'Université d'Iéna, l'avait habilement attiré par ses prévenances, et passait avec lui, dans un cabinet aménagé en façon de laboratoire, des heures délicieuses. Son père, un matin qu'une explosion très forte s'était produite pendant une expérience, lui avait demandé railleusement ce qu'il fabriquait avec tant de tapage, et comme Honoré, qui redoutait beaucoup le marquis, demeurait muet:
—Si c'est l'élixir de longue vie, que mon ami le comte de Saint-Germain prétendait autrefois posséder, vous ferez bien, mon cher, de m'en donner une petite bouteille, car je ne suis pas dispos depuis quelque temps.
Le jeune comte s'inquiéta, prévint le médecin ordinaire de son père, mais tous les soins demeurèrent sans effet: le marquis mourut. Son seul mal était qu'il avait quatre-vingts ans.
À peine majeur, Honoré se trouva donc riche, libre, et passablement las de vivre en pays étranger. Fort peu soucieux de faire laide figure à Louis-Philippe, et de bouder, lui sixième, dans les salons d'un pauvre prince presque en enfance, il rentra en France et courut revoir Clairefont. L'air du pays lui causa une ivresse singulière, et il se sentit vraiment jeune, vraiment vivant, ce qui était assez nouveau pour lui. Il eut une montée de sève inattendue, pensa moins à ses alambics, délaissa son laboratoire, et eut fantaisie d'aller passer l'hiver à Paris.
Le marquis était mort un peu trop tôt. S'il eût vu Honoré souper, jouer, et le reste, il eût emporté la conviction consolante que le nom de Clairefont n'était point tombé à un grimaud. Le jeune homme fut du Jockey-Club, alors à son origine; il fit courir, eut un pied dans les coulisses de l'Opéra, et, son revenu ne lui suffisant pas, entama gaillardement le capital.
Il allait passer tous les étés deux ou trois mois à Clairefont, à l'époque des chasses,