Название | La Grande Marnière |
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Автор произведения | Georges Ohnet |
Жанр | Языкознание |
Серия | |
Издательство | Языкознание |
Год выпуска | 0 |
isbn | 4064066084967 |
—Où est donc le Roussot? murmura l'amazone entre ses dents; ses moutons et son chien sont-ils seuls ici, ce matin?
Comme elle achevait de prononcer ces paroles, des éclats de rire stridents partirent d'un petit bouquet de bouleaux, et, au bord d'une mare, entourée de paquets de linge qu'elle était occupée à laver, agenouillée dans une caisse de bois garnie de paille, apparut une belle fille, les bras nus couverts encore de mousse irisée, lutinée par un jeune drôle aux cheveux roux, vêtu d'un sarreau de toile grise, son grand chapeau de paille lui tombant sur le dos. Il avait pris la laveuse par les épaules, et, la tenant renversée, il chatouillait son cou rond et frais avec des brins de folle avoine. Elle se débattait, amusée et fâchée à la fois, criant au travers d'un rire nerveux:
—Veux-tu finir, mauvais Roussot!... Attends, tout à l'heure, je vas te caresser avec mon battoir.
Mais le berger ne lâchait pas prise, au contraire: il serrait plus étroitement la jeune fille dans ses bras noueux et étrangement velus. Ses yeux sournois brillaient, ses lèvres se retroussaient avec un rictus féroce, découvrant des dents croisées comme celles d'un loup. Il ne parlait pas, mais de sa bouche sortait un grognement sauvage. Il avait achevé de renverser la laveuse dans les joncs et il la poussait du côté de l'eau. Elle ne riait plus, et commençait à avoir peur. Mais ses cris n'arrêtaient pas le Roussot, qui ricanait toujours comme un insensé, et maintenant posait ses lèvres sur les épaules de la fille, avec une brutalité telle qu'on n'aurait pu dire s'il voulait la mordre ou l'embrasser.
Étonnés devant ce tableau, l'amazone et l'étranger s'étaient arrêtés. Tous deux avaient éprouvé le même sentiment d'inquiétude vague en assistant aux ébats semi-câlins, semi-violents des deux jeunes gens.
—Voilà un mauvais jeu, dit l'étranger... Et, élevant la voix: Finiras-tu, garnement, ou faut-il que j'aille te secouer les oreilles?
À ces paroles, la laveuse se redressa un peu, mais le berger ne parut pas avoir entendu. L'étranger, gagné par la colère, s'apprêtait à l'interpeller plus rudement encore, lorsque l'amazone, se retournant sur sa selle, lui dit:
—Ce garçon est à moitié sourd et muet... C'est un idiot qu'on emploie par charité... Laissez-moi faire...
Elle enleva son cheval, lui fit sauter le fossé qui séparait la route de la lande, arriva en quelques foulées au bord de la mare et, touchant le berger de sa cravache, elle lui fit impérieusement signe de s'éloigner. Le Roussot poussa un cri inarticulé, éclata d'un rire stupide, puis, prenant sa course à travers les bruyères et les joncs marins, il rejoignit son troupeau, siffla son chien, et ramassant un fouet qu'il avait laissé là, se mit à le faire claquer de toutes ses forces, s'amusant à éveiller l'écho de la colline.
La laveuse s'était rajustée, et, rouge des efforts qu'elle avait faits en luttant, et peut-être aussi de confusion de s'être laissé ainsi surprendre, charmante dans son désordre et tentante comme un beau fruit sauvage, elle se leva en disant:
—Merci, Mademoiselle...
—Vous avez tort, Rose, fit l'amazone, de laisser le Roussot se familiariser ainsi avec vous... Qui sait ce qui peut se passer dans cette cervelle malade?
—Oh! il n'est pas méchant, dit la belle Rose, il est seulement un peu taquin, et il est venu pour m'aguicher... Mais je ne le crains pas, dà, et j'aurais bien su m'en débarrasser toute seule... Je ne vous en remercie pas moins...
Et posant une camisole sur la planche qui était devant elle, elle se mit à la battre à grands coups, en chantant d'une voix claire:
Tapez ferme, la lavandière,
Tapez ferme et rincez itou.
À la mare l'iau n'est, pas chère,
À c'matin il a plu beaucoup!
Tapez! tapez!
Et elle rythmait sa chanson du claquement sourd de son battoir sur le linge mouillé, ne pensant déjà plus à son aventure, gaie et insouciante comme une alouette des champs, tandis qu'au bord de la lande, découpant sa silhouette grise sur l'azur du ciel, l'idiot, faisant claquer son fouet, riait toujours de son mauvais rire.
L'amazone et l'étranger avaient repris leur marche: ils approchaient d'un petit bois dont l'entrée était défendue par une large barrière peinte en blanc. Ils le tournèrent et, soudain, arrivés au bord du plateau, la vallée de la Thelle s'ouvrit devant eux.
Sur la hauteur à droite s'élevait un château de style Louis XIII, entouré d'un beau parc, s'arrondissant jusqu'à la rivière qui coulait, dans le fond, brillante entre les saules de ses rives, serpentait au milieu des prés d'un vert émeraude et, après avoir passé sous un joli pont de pierre, se perdait derrière les murs des vergers. Abritée par la colline contre les vents du Nord, La Neuville s'étalait coquette et blanche, dressant fièrement, au-dessus des toits des maisons, la flèche dentelée de son église et les hautes cheminées de ses fabriques. Un chemin en lacets descendait vers la ville, laissant à gauche de profondes et hautes hêtraies dont les troncs gris et les feuillages noirs donnaient un aspect sévère au paysage. À mi-côte, un monticule blanc, semblable à une énorme taupinière, émergeait de la futaie. Tout autour de la ville la campagne était cultivée, et les blés jaunes, les avoines d'un beau ton vert-de-gris, les trèfles violets ondulaient jusqu'aux enclos des faubourgs. Un ciel bleu s'étendait sur cet admirable panorama, que le soleil dorait de sa lumière, et une impression de tranquillité douce se dégageait de ce lieu plaisant, où il semblait que le bonheur devait habiter.
Les deux spectateurs de ce merveilleux tableau restèrent un instant dans une contemplation muette, laissant errer autour d'eux leurs regards ravis. Un vent léger montait de la rivière, leur apportant les fraîches senteurs des foins coupés, et ils s'oubliaient, enveloppés dans une paix délicieuse, où tous les soucis cachés, toutes les agitations intérieures, se fondaient amortis et calmés.
L'étranger secoua le premier cette enivrante torpeur. Il frappa le sol du pied, comme un exilé qui se retrouve dans le pays natal et qui en reprend possession, puis, avec un accent joyeux:
—Je me reconnais maintenant... Voici La Neuville... À droite, dans les arbres, c'est le château de Clairefont, et, là-bas, ce tertre surmonté de charpentes, c'est la Grande Marnière...
L'amazone ne répondit pas. Elle regardait au loin, dans la direction de cette excroissance de terre que son compagnon venait de désigner, et ses traits s'étaient assombris. Elle semblait scruter, avec inquiétude, cette butte blanche qui tachait la colline, comme si ses flancs crayeux eussent contenu quelque mystérieux danger. Que recélait-elle qui pût ainsi alarmer la jeune fille? Elle s'étageait silencieuse, inerte, vide de travailleurs, et les hautes poutres qui la couronnaient se dressaient comme les bois d'un échafaud. L'amazone poussa un soupir et, répondant plutôt à sa préoccupation intime qu'à la demande de l'étranger, elle répéta d'une voix étouffée:
—C'est la Grande Marnière... Puis, agitant la tête, pour dissiper son trouble, elle ajouta: Voici votre chemin, Monsieur; en descendant tout droit, vous arriverez à l'entrée des barrières de la ville...
—Je vous remercie, Mademoiselle, dit l'étranger, en admirant à loisir sa charmante compagne qui maintenant lui faisait face. Il marcha un peu, parut se consulter, puis, s'inclinant:
—Voulez-vous me faire l'honneur de me dire à qui je dois être reconnaissant de tant d'obligeance?
La jeune fille laissa