La Grande Marnière. Georges Ohnet

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Название La Grande Marnière
Автор произведения Georges Ohnet
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066084967



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foire, qui dure quatre jours, et s'y livrent à un important commerce de chevaux, de bestiaux et de céréales. Le père Gâtelier, de tout temps, avait fait ses approvisionnements de l'hiver à la Saint-Firmin. Il voyait là les cultivateurs et, devant une table du café du Commerce, il passait ses marchés à coups de petits verres. Pendant ces trois jours, le grainetier ne dégrisait pas et, phénomène particulier, plus il était ivre, et moins il était accommodant. À mesure que sa bouche s'ouvrait, sa bourse se fermait. Aussi on disait en manière de plaisanterie: Quand le père Gâtelier est arrosé, son vendeur est à sec. Le troisième jour, le bonhomme était rond comme une futaille, et ses achats étaient terminés. On le rapportait alors chez lui, et il pouvait cuver en paix toutes les tasses de café et toutes les topettes d'eau-de-vie qu'il avait absorbées.

      Pendant que les vieux faisaient leurs affaires, les jeunes s'occupaient de leur plaisir. Et le bal ne désemplissait pas. C'était alors sous une tente dressée devant la mairie que les danseurs prenaient leurs ébats. Toute la bourgeoisie de La Neuville y venait, et les grands propriétaires voisins y paraissaient, par une familière condescendance pour leurs fermiers, dont les femmes et les filles rêvaient de cette fête pendant toute l'année. Il était de tradition d'y danser au moins une fois, et Carvajan pensait en frémissant que le jeune marquis allait pouvoir s'approcher d'Édile, l'inviter, lui parler, sans qu'il pût, lui, d'aucune façon intervenir.

      À sa grande surprise, le samedi, premier jour de la fête, Honoré ne parut pas au bal. Il se montra sur la place, causa avec ses fermiers, fut empressé auprès de leurs filles, dépensa de l'argent à toutes les boutiques établies en plein vent, distribua ses acquisitions aux enfants qui se pressaient autour de lui, trouva un mot charmant pour tous, un sourire aimable pour toutes, et se retira en prétextant une violente migraine. Édile rit, dansa, se divertit, affectant une liberté d'esprit si grande que Jean, délivré de ses appréhensions, ne se contraignit plus. Il en vint à croire que le caprice du marquis n'avait eu qu'une durée éphémère, et que quelque autre fantaisie le lui avait fait oublier. Il reprit de la confiance et se railla lui-même; n'avait-il pas cru son avenir compromis, son bonheur perdu? Il montra une gaieté inaccoutumée.

      Le dimanche, il se livra aux jeux d'adresse préparés pour les jeunes gens, avec l'ardeur passionnée qui lui était naturelle, et gagna plusieurs prix. Le marquis n'avait pas paru de la journée: on le disait malade. Carvajan fut, pendant quelques heures, complètement heureux, le cœur élargi, les nerfs vibrants, la voix éclatante. Il dansa, infatigable, et conduisant la fête. À minuit, au moment où le bal était dans toute son animation, il chercha Édile pour l'inviter et ne la rencontra pas. Il la demanda à tous les amis du père Gâtelier. Nul ne l'avait vue. Les jambes de Carvajan devinrent tremblantes, sa vue se troubla, une horrible palpitation l'étouffa. Il eut le pressentiment qu'il avait été joué, et que l'absence du marquis n'était qu'une feinte. Il courut au café du Commerce et trouva son patron incapable d'assembler deux idées, hors d'état de faire deux pas. Il se précipita vers la rue du Marché, espérant qu'Édile, fatiguée, était rentrée à la maison. Il regarda de loin la façade et la vit toute noire; aucune lumière dans la chambre de la jeune fille. Il entra, monta l'escalier, qui sonna lugubre sous ses pieds, frappa à la porte, et n'obtint aucune réponse. Il demeura un instant dans ce silence, égaré, entendant son cœur battre à coups précipités et sourds. Puis, écrasé par son impuissance, il se laissa tomber sur les marches et pleura de rage autant que de chagrin.

      Il resta ainsi longtemps, écoutant au loin la rumeur de la fête, les fanfares amorties de l'orchestre, roulant de terribles projets de vengeance. Puis une idée se fit jour dans son cerveau obscurci par la colère. Édile était peut-être à Clairefont: peut-être était-il temps encore de l'arracher au marquis. Il redescendit avec rapidité, et prit à toute course le chemin escarpé du plateau. Il ne mit pas plus d'un quart d'heure à gravir la rude montée et arriva comme un fou à la grille, qu'il trouva ouverte. Une voiture attelée de deux vigoureux postiers stationnait devant le château. Il entendit la portière se fermer avec un claquement qui lui répondit au cœur, et, comme le cocher allait rendre la main à ses chevaux, il se précipita. Dans l'intérieur obscur de la voiture, deux formes confuses s'offrirent à lui: celles d'un homme et d'une femme. Il poussa un rugissement et, saisissant la poignée de la portière, il l'ouvrit en criant:

      —Édile!

      Une exclamation étouffée lui répondit; au même moment une main nerveuse le prit au collet et le jeta en arrière, pendant qu'une voix impérieuse disait:

      —Marchez donc!

      Carvajan comprit que tout allait être fini, que deux tours de roue devaient suffire à mettre entre celle qu'il aimait et lui un abîme infranchissable. Il fit un suprême effort, s'élança à la tête des chevaux en hurlant:

      —Édile, descendez!... Il en est temps encore... Je ne vous laisserai pas partir.

      Les postiers, cabrés, secouaient avec impatience les gourmettes d'acier de leurs mors. La même voix, agitée par un commencement de colère, reprit:

      —Finissons-en! S'il ne s'éloigne pas, coupez-lui la figure avec votre fouet!

      Le bras du cocher se leva: un sifflement se fit entendre, et Carvajan, la joue ensanglantée, la poitrine meurtrie par le timon de la voiture, roula sur le pavé.

      Quand il revint à lui, la cour était sombre et silencieuse, et, comme deux étoiles, s'éloignant sur la route de Paris, brillaient les lanternes de la voiture qui emportait Édile et son séducteur. Carvajan se releva, et, le cœur serré, les yeux secs, il redescendit à La Neuville, rentra à la rue du Marché, où le père Gâtelier venait d'être rapporté. Il alla à son maître, le secoua pour le réveiller, lui cria dans les oreilles que sa fille était partie, qu'elle s'était fait enlever par M. de Clairefont.

      —Enlevée! m'entendez-vous? hurla-t-il, en enfonçant ses doigts dans le bras du vieil ivrogne. Enlevée par ce misérable...

      —Ah! ah! enlevée, hoqueta Gâtelier, dans le cerveau duquel traînaient encore des lambeaux d'idées commerciales... Enlevée... Mais tu sais, Carvajan, le transport, comme dans toutes nos livraisons, à la charge du preneur!

      Le garçon de magasin laissa tomber le malheureux, qui se rendormit d'un lourd sommeil, et, montant dans son grenier, il se jeta sur son lit, dévoré de honte et de colère.

      Le départ d'Édile, qui semblait devoir bouleverser tous les plans de Carvajan, n'eut cependant pour lui que des conséquences heureuses. Il y a des êtres privilégiés pour qui tout tourne à bien, même le malheur. Le père Gâtelier, abandonné par sa fille, ne trouva à ses chagrins d'autre remède qu'un accroissement de son ivrognerie. Il ne quitta plus le café du Commerce, et, depuis le matin jusqu'au soir, on put le voir, les yeux flambants, la langue pâteuse, encombrant des soucoupes de ses tasses à café la table qui lui était réservée. Complètement abruti, il ne s'occupait plus du tout de son commerce, ne parlait jamais de sa fille, et avait abandonné à Carvajan la direction de sa maison. En trois ans elle prit une importance qu'elle n'avait jamais eue quand c'était Gâtelier qui traitait les affaires à coups de petits verres.

      Carvajan, froid, méthodique, actif et exact, se mit à parcourir le canton, à visiter les fermiers, à avancer de l'argent à ceux qui étaient embarrassés, prenant pour gage les récoltes sur pied. Il jeta ainsi les premières bases d'une banque agricole, dont il devait plus tard tirer, au point de vue financier et politique, un sérieux parti. Au commencement de la quatrième année, le père Gâtelier mourut.

      Tous ceux avec qui il avait trinqué suivirent son convoi: il y eut foule. Sa fille, arrivée le matin même de l'inhumation, descendit rue du Marché. Elle parut aux côtés de Carvajan à l'église, vêtue de noir, cachée sous un voile de crêpe qui empêchait de voir son visage. Après la cérémonie, elle rentra rue du Marché, et partit le soir, après être restée enfermée avec Carvajan pendant toute la journée. Le lendemain, le peintre en bâtiment de La Neuville fut appelé, reçut l'ordre de gratter l'ancienne enseigne de la maison et, au lieu du nom de Gâtelier, d'y mettre celui de Carvajan. C'est ainsi que la ville apprit que le commis devenait patron et prenait la suite des affaires de