La Grande Marnière. Georges Ohnet

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Название La Grande Marnière
Автор произведения Georges Ohnet
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066084967



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une rougeur monta à son front, qu'il détourna. Étonnée, sa compagne le fixa avec attention et, comme entraînée par un mouvement irrésistible:

      —Et vous, Monsieur, dit-elle, qui êtes-vous?

      Les traits de l'étranger se contractèrent. Il hésita un instant, puis, relevant la tête, il dit d'une voix sourde:

      —Moi, je suis Pascal Carvajan.

      À cette réponse, le visage de Mlle de Clairefont prit une expression de souveraine hauteur, ses yeux devinrent froids et durs, un sourire de dédain passa sur ses lèvres, et, coupant l'air de sa cravache, comme pour établir, entre le jeune homme et elle, une nette et infranchissable séparation, elle siffla son chien, mit son cheval au trot et s'éloigna sans tourner la tête.

      Il la suivit du regard, cloué à sa place, oubliant le dédain de la jeune fille pour ne se souvenir que de sa beauté. Elle s'en allait fière et méprisante, après être restée auprès de lui, pendant une demi-heure, dans une sorte d'intimité charmante, et peut-être il ne pourrait plus jamais approcher d'elle. Il voyait à chaque pas la distance grandir; déjà il ne distinguait plus nettement sa silhouette élégante, au milieu de la poussière soulevée par les pas du cheval. La traîne de la longue robe grise et le voile blanc du chapeau flottaient, le lévrier gambadait sur le bas côté de la route. Soudain, au tournant de la barrière qui coupait l'entrée du petit bois, l'amazone, le chien, tout disparut, et le chemin demeura vide.

      Pascal Carvajan resta un instant immobile, puis, frappant les cailloux avec sa canne en bois de fer:

      —Quelle fierté! murmura-t-il. Quand elle a su qui j'étais, elle ne m'a même pas fait l'aumône du regard qu'elle jetterait au mendiant qui passe... Comme elle m'a bien fait comprendre que je n'existais pas pour elle! Allons! la destinée nous a voulus ennemis, et, en toutes circonstances, elle nous place en face les uns des autres. Clairefont ou Carvajan. Entre nous, c'est la guerre... C'est dommage! Elle est bien belle!

      Il tira sa montre, et vit qu'il n'était encore que onze heures. Marchant lentement, il prit pour descendre un petit raidillon qui courait entre deux bordures de genêts. À mi-côte, un peu encaissé dans un creux de la colline, ce raccourci était exposé en plein au soleil. Une chaleur violente, absorbée par les ajoncs tordus et desséchés, bourdonnait comme à la bouche d'une fournaise. Pascal chercha des yeux un abri. À la lisière d'un maigre bouquet de bouleaux il aperçut un toit rouge, et, au-dessus de la porte, la branche de houx, enseigne des cabarets rustiques. Il se dirigea de ce côté et parvint, après avoir traversé une cailloutière, à un assez mauvais chemin d'exploitation, au bord duquel s'élevait une maison aux murs nouvellement crépis, aux volets peints fraîchement en vert. Les auvents étaient décorés de trois boules en pyramide et de deux queues de billard croisées. Autour, en grandes lettres: Vins, café, liqueurs. Repas de sociétés. Sur l'enseigne deux hommes étaient représentés, assis devant une table et trinquant, pendant que d'une bouteille un jet de liquide mousseux sortait avec violence. Au-dessous, en lettres jaunes: Au rendez-vous des bons enfants. Pourtois, débitant. Derrière le cabaret un jardinet s'étendait, divisé en tonnelles. L'allée du milieu servait de jeu de quilles, et, au fond, se dressait une balançoire.

      C'était là que le dimanche, pendant l'été, la population ouvrière de La Neuville se réunissait. Au premier étage un violon et un piston faisaient danser la jeunesse, et, par les fenêtres ouvertes, la voix enrouée de l'avertisseur retentissait, au milieu des éclats joyeux, criant: En place pour la poule! Et le bruit des lourds souliers marquant la mesure roulait comme un tonnerre sur la tête des consommateurs attablés au rez-de-chaussée.

      En quelques années, Pourtois, gros homme apoplectique, abruti par la boisson, mais tenu en bride par sa femme, brune commère à la main leste et à l'œil vif, avait donné une si grande vogue à son établissement, que les cafetiers de la ville se plaignaient amèrement de la concurrence. Situé hors barrière, n'avait pas d'octroi à payer, et vendait ses redoutables liquides moins cher que ses rivaux. Et puis son jardin offrait aux buveurs l'abri verdoyant de ses berceaux couverts de pampres et de liserons, et les jeunes gens de la société ne dédaignaient point d'y venir déjeuner en partie fine.

      Au moment de l'assemblée, Pourtois faisait dresser, dans une prairie voisine de sa maison, une tente de toile, pouvant contenir deux ou trois cents personnes, et y donnait un bal. L'entrée était libre, mais les consommations se payaient en conséquence. Depuis deux ans, des influences politiques avaient même amené la municipalité de La Neuville à honorer cette réunion suburbaine de sa présence. Pourtois, agent électoral à ménager, avait tenu à mettre le comble à son triomphe en obtenant cette consécration officielle. Et dans l'intérêt de leur popularité, les représentants de l'autorité n'avaient pas cru devoir la lui refuser.

      Du reste, hormis pour son établissement, il était sans ambition. On avait voulu le nommer conseiller municipal: il s'y était refusé. On citait de lui à cette occasion, une réponse qui lui avait été certainement soufflée par sa femme: «J'ai assez à faire de débiter mon vin, je n'ai pas le temps de débiter des paroles. Je ne me présenterai pas, mais je ferai passer les amis.» Et il les avait fait passer, comme il l'avait dit. Aussi son cabaret était-il devenu une sorte de lieu de réunion obligatoire, laïque mais nullement gratuit, où se débitaient autant de dangereuses paroles que de liquides frelatés. À ce jeu-là le gros homme se trouvait en passe de faire fortune. Mais il n'en devenait pas plus fier et ne dédaignait point, lorsqu'un charretier s'arrêtait à sa porte pour boire un petit verre ou une chopine, de lui tenir tête, surtout si sa femme n'était pas au comptoir. Car il filait doux devant la bourgeoise, et les mauvaises langues affirmaient que, dans les premiers temps, quand il s'était rebiffé, faisant valoir ses droits de maître, elle l'avait battu.

      Pascal, du haut de la côte, avisant le cabaret, allongea le pas, comme un bon cheval qui flaire l'eau fraîche et le picotin de la halte. Il ne reconnaissait pas le bouchon de Pourtois, étroit, bas, aux murs salpêtrés, à la toiture de chaume rongée par la mousse, dans cette grande et pimpante maison dont les murs blancs, les volets verts et le toit rouge éclataient au soleil. L'enseigne seule, et la branche de houx, un peu vulgaire pour un cabaret qui pouvait sans forfanterie s'intituler café, avaient survécu.

      La colline elle-même avait changé d'aspect. Autrefois, toute cette pente était inculte, et la lande couvrait les flancs crayeux du vallon jusqu'au mur du parc de Clairefont. Il avait bien souvent parcouru les genêts au-dessous de la Grande Marnière, alors inexplorée, tendant des lacets pour prendre des grives au mois d'octobre. Et tout ce pays était si complètement transformé qu'il ne retrouvait plus rien de ce qui le faisait si charmant dans son souvenir. Il le voyait coupé de routes, semé de maisons, ayant perdu sa sauvagerie, ouvert et accessible à tous. Il fut curieux de savoir si l'hôte serait plus reconnaissable que le gîte. Et, poussant la porte aux carreaux dépolis, il entra.

      Une ombre fraîche régnait dans la salle, et les yeux du jeune homme, habitués à l'éclat violent du jour, eurent de la peine à percer cette obscurité. Cependant, au bout d'un instant, il distingua autour d'une table trois hommes assis, et, au comptoir très élevé, très vaste, couvert de flacons rangés en bon ordre, une femme sèche et brune, au visage gravé de petite vérole, à la mâchoire carrée, au front bombé sous des cheveux plats. Deux des trois hommes jouaient aux dominos, et, très actionnés à leur jeu, n'avaient pas entendu entrer Pascal. Le troisième leva la tête pour voir si la dame se trouvait à son poste, puis, tirant une épaisse bouffée de sa pipe, se remit à suivre la partie.

      C'était une espèce de poussah, soufflé comme un ballon en baudruche, dont les yeux disparaissaient, refoulés par la graisse, et qui n'avait pas un poil sur sa peau luisante. Il était vêtu d'un pantalon gris et d'un gilet à manches de couleur marron. Aux pieds il avait des pantoufles en tapisserie, dont le sujet représentait un jeu de cartes déployé en éventail. Pascal reconnut à son volume le phénoménal Pourtois.

      —C'est à vous à jouer, Fleury, dit le cafetier, d'une voix aiguë qui stupéfiait, sortant de sa formidable poitrine.

      Fleury, greffier du juge de paix de La Neuville, était un homme de quarante ans, d'une laideur