La Grande Marnière. Georges Ohnet

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Название La Grande Marnière
Автор произведения Georges Ohnet
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066084967



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années sans tarir. J'ai foulé des champs où la terre végétale a cinq mètres d'épaisseur, et où la paille du blé est haute à cacher un homme debout. J'ai assisté à la marche prodigieuse et ininterrompue du progrès, transformant tout un monde. Je reviens, au bout de dix ans d'absence, et je vous trouve ici occupés de la même intrigue, échauffés de la même haine, dévorés du même désir. Allons, on voit que tout est définitivement réglé, mesuré et établi, dans notre France, et que vous avez du temps à perdre. J'assisterai à votre amusette, puisque vous m'y conviez; mais je suis un peu blasé, je vous en préviens: je ne vous promets pas que j'y prendrai de l'intérêt.

      Il partit d'un éclat de rire qui sonna faux à l'oreille de Fleury. Le greffier conçut un peu d'inquiétude. Il dévisagea ce fils qui traitait avec tant de dédain une affaire qui tenait si fort au cœur de son père. Il crut nécessaire de lui faire toucher du doigt le fond de l'opération, pour qu'il en parlât avec moins de détachement:

      —Il n'est pas question ici de lacs de pétrole, ni de mines d'argent, ni même de terres pouvant se passer d'engrais, dit-il avec une aigre ironie; nous ne sommes pas dans le pays des prodiges, mais en France, où les gains considérables et faciles se font rares, et où une belle spéculation mérite qu'on s'en occupe et qu'on la tire de longueur. Or, il s'agit de la Grande Marnière, et cette colline de cent hectares, aride, couverte de bruyères et d'herbes blanches, contient, dans son sous-sol, des millions... Exploitée par le marquis de Clairefont, ce rêveur, elle a été une source de ruine. Aux mains de votre père et de ceux qui sont avec lui, elle sera une source de prospérité. Tout le pays, voyez-vous, est intéressé à ce que le domaine de Clairefont change de maître, et vous ne serez pas bien malheureux, monsieur Pascal, d'habiter le château qui est là-haut. Si délabré qu'il soit, il a meilleure façon que la petite maison de la rue du Marché.

      Machinalement, le jeune homme se dirigea vers la porte de la salle, l'ouvrit, et soudain le parc de Clairefont, s'étageant sur le flanc du coteau, jusqu'au pied de la longue terrasse qui borde la façade du château, s'offrit à ses yeux. Les taillis étaient calmes, profonds, et silencieux. Au loin, le coucou faisait entendre son chant mélancolique. Au delà de ces futaies ombreuses, derrière ces murailles, se trouvait la jeune fille qu'il rêvait déjà de défendre. Un bien grand espace s'étendait entre elle et lui: toute la largeur de ce vallon stérile, qui recelait dans ses flancs les trésors annoncés par Fleury. Mais plus infranchissable encore était la séparation tracée par cette fine cravache, qui avait coupé l'air avec un sifflement, quand il avait prononcé son nom, ce nom redouté de Carvajan, qui retentissait aux oreilles inquiètes comme un présage de ruine.

      —Beau parc! murmura derrière lui la voix enrouée de Chassevent... Et jolie habitation... Ma fille y travaille... Elle m'en parle...

      —J'y compte deux mille pieds d'arbres à abattre, si on veut jouer du haut bois, ajouta Tondeur, avec une grosse gaieté, et encore sans abîmer les ombrages!...

      —Nous en tâterons, n'est-ce pas, père sournois? dit l'énorme Pourtois... On a besoin de madriers pour le chemin de fer... Ce sera justement le coup!...

      —Et il y a derrière l'auberge vingt arpents, que nous savons comment irriguer, et qui feraient de bien jolis herbages, répliqua le marchand de bois. Bah! vivons d'espoir!

      Puis, tortillant autour de son poignet la lanière de cuir de sa trique:

      —Allons, assez flâné! Au revoir, les enfants... Monsieur Carvajan, à l'avantage...

      Il donna de lourdes tapes dans les mains de ses amis, tira son chapeau à Pascal, et, d'un pas pesant, il se dirigea vers le plateau.

      Le jeune homme le suivit du regard, pensant que, peut-être, en traversant les bois, en longeant le parc, le vieux Tondeur aurait l'occasion de rencontrer la charmante amazone. Puis, ses idées prenant un autre cours, il songea avec inquiétude que les habitants de Clairefont vivaient entourés d'ennemis secrets et acharnés. N'avait-il pas, quelques instants auparavant, entendu Fleury parler familièrement au comte Robert? Pourtois n'était-il pas souriant et obséquieux devant le jeune châtelain? Et Tondeur, en relations d'affaires continuelles avec le marquis, ne circulait-il pas toute l'année sur le domaine, comptant les vieux hêtres et les grands chênes, et mesurant d'avance sa part de la conquête commune? Jusqu'à l'horrible Chassevent, dont la fille allait en journée au château, et servait d'espionne à la bande noire dont Carvajan était le chef.

      Ainsi, d'instants en instants, à mesure que les agents de son père parlaient, il voyait tous les ressorts du piège tendu apparaître. Il voulut tout savoir, et, avisant Fleury qui faisait des grâces à la réfléchie et silencieuse Mme Pourtois, il prit la résolution de pénétrer jusqu'au fond de cet esprit trouble. Sortant de sa poche un étui à cigares en argent, il l'ouvrit et le tendit au greffier.

      —On voit que vous revenez d'Amérique, dit celui-ci, en regardant les havanes avec une lente admiration.

      Il en choisit un, en mâchonna grossièrement le bout entre ses dents, et, le fumant à grosses bouffées:

      —Si vous retournez à la Neuville, nous ferons route ensemble.

      —Avec plaisir.

      Ils sortirent de l'auberge, reconduits jusqu'au seuil par le colossal Pourtois. Arrivé sur la route, jetant un dernier regard sur la haute terrasse où il lui semblait voir confusément passer une élégante promeneuse, Pascal prit familièrement le bras de Fleury, et, avec l'abandon d'un homme qui se sent en confiance:

      —Maintenant que nous sommes seuls, dit-il, parlez-moi de ces Clairefont.

      —Oh! mon cher monsieur, ils s'enfoncent de jour en jour plus complètement... À l'heure qu'il est, il n'y a plus que la tête qui passe... Et sous peu tout y sera... Le marquis est un vieux fou qui, depuis vingt-cinq ans, s'est donné, pour se ruiner, plus de mal que bien d'autres pour s'enrichir... Tant qu'il n'a fait qu'inventer des charrues à double soc automatique, avec lesquelles on ne pouvait pas labourer, et des batteuses rotatives, qui mettaient le grain en marmelade, ça a encore été... Mais il s'est un beau jour fourré en tête de fabriquer de la chaux hydraulique, et alors il a pratiqué des sondages aux quatre coins de son domaine, il a construit une usine, puis il a hypothéqué ses terres pour subvenir aux frais de l'entreprise... Il eût mieux valu pour lui se jeter dans le puits de la Grande Marnière qui a cent vingt mètres de profondeur!... Le bonhomme était fait pour conduire cette affaire-là comme moi pour ramer des pois... Il aurait fallu un malin pour mener la chose à bien... Et justement ce malin-là avait intérêt à ce qu'elle tournât de travers...

      L'ignoble Fleury cligna ses yeux louches, et fit entendre un petit ricanement:

      —Monsieur Pascal, votre père est un homme auquel on ne résiste pas, et il vaudrait mieux être mal avec le diable qu'avec lui... Le marquis sait à quoi s'en tenir aujourd'hui, et il doit amèrement regretter les noirceurs qu'il a faites autrefois à M. Carvajan.

      Pascal jeta à son compagnon un regard interrogateur.

      —Oh! vous n'étiez pas né... C'est de l'histoire ancienne... Mais votre père connaît la règle des intérêts composés... Et avec lui tout se paie...

      —Mais si l'affaire est mauvaise, dit Pascal, pourquoi tant se démener pour s'en emparer?...

      —Parce que, bien exploitée, elle deviendra excellente... La chaux de la Grande Marnière peut rivaliser avec les meilleurs produits de Belgique, elle est supérieure à celle de Senonches... Toute la colline qui va de Clairefont à Lisors contient des gisements d'une richesse admirable... Il y a des millions enterrés là-haut, et nous saurons les faire sortir... Nous obtiendrons l'autorisation de fouiller les communaux, moyennant une redevance modique, et pendant plus de cent ans on trouvera de la marne à volonté... C'est la fortune pour tous ceux qui font partie du syndicat dirigé par M. Carvajan... Oui, la fortune rapide et sûre!

      Fleury montra un visage rayonnant. Il tendit ses mains comme pour saisir les richesses qu'il entrevoyait dans l'avenir.

      —C'est la ruine du marquis, dit Pascal...

      —Oh!