La Grande Marnière. Georges Ohnet

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Название La Grande Marnière
Автор произведения Georges Ohnet
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066084967



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Il peut prétendre à tout... Mais il faut préparer les choses de loin quand on veut réussir, et c'est là ce qui m'amène... Vous bavardez beaucoup tous les deux... Tu devrais lui donner des conseils sérieux, au lieu de l'entretenir de fadaises... Il y a une grande place à prendre dans le pays pour qui saura tirer parti des idées nouvelles... Les républicains se démènent... C'est avec eux qu'il faut se mettre. Entreprends donc Pascal sur ce sujet-là... Et tu me diras ce qu'il en pense. Sois adroite... et si tu réussis tu n'auras pas à le regretter... C'est moi qui te le déclare...

      Ayant ainsi dévoilé ses idées secrètes, il changea de conversation, cajola sa femme pour la disposer à bien faire ce qu'il lui demandait, puis sortit. Il attendit quelques jours, surveillant les physionomies de la mère et du fils, guettant leurs mouvements pour surprendre quelques signes d'intelligence. Il ne découvrit rien. Ils étaient l'un et l'autre comme tous les jours. Au bout d'une semaine, pendant laquelle cet homme, habitué à dissimuler et à attendre, fut dévoré d'impatience, il se décida à interroger. La réponse ne fut point telle qu'il l'espérait. Pascal n'avait aucune ambition politique et répugnait à se jeter dans les agitations.

      Carvajan écouta ce que sa femme lui disait, en proie à une rage violente qui lui coupait la respiration. Il lui sembla que, dans sa tête devenue dure comme de la pierre, son cerveau était comprimé. Il sentit ses idées tourbillonner avec une vertigineuse rapidité. Il resta un moment à regarder machinalement ses mains qui tremblaient. Puis, poussant une terrible exclamation, il éclata:

      —Est-ce que vous croyez que vous allez vous moquer de moi plus longtemps? Toi et ton fils vous m'obéirez, ou vous sortirez d'ici. Je suis le seul maître: personne ne m'a jamais résisté, et ce morveux me tiendrait tête! Je le mettrai au pas... Entends-tu, madame Carvajan?... Je lui couperai la crête, à ton coq. Et nous verrons s'il chantera aussi haut... Ah! tonnerre! Un bambin, du nez duquel il sortirait du lait si on le pressait. Et qui veut jouer avec papa! Malheur à lui!... Je le chasserai de la maison... et tout le pays saura qu'il m'a manqué!

      Il parla ainsi pendant longtemps, répandant sa colère en paroles violentes. Il terrifia sa malheureuse femme qui, prise de fièvre, dut se mettre au lit. Le lendemain son état parut grave, et, au bout de la semaine, elle était à toute extrémité.

      Son fils ne quittait pas sa chambre et la soignait avec un dévouement passionné, écoutant, plein d'horreur, les divagations du délire pendant lequel sa mère répétait toutes les menaces de Carvajan. Un soir, elle reprit connaissance, et posant une main glacée sur le front de Pascal qui s'était agenouillé près de son lit:

      —Nous allons nous séparer, mon cher petit, murmura-t-elle. Ah! c'est une grande douleur pour moi... Je t'aime tant!... Nous avons eu des chagrins, dans ces derniers temps... Il faut ne point t'en souvenir... Ne fais jamais de peine à ceux qui sont autour de toi... La plus grande satisfaction sur la terre, vois-tu, c'est d'être bon...

      Elle eut une faiblesse, et pâlit, comme pour mourir. Elle revint cependant à elle, et fit demander son mari. Elle lui parla, sans que son fils retiré auprès de la fenêtre, où fleurissaient toujours les plantes préférées, pût entendre ce qu'elle disait. Carvajan, le visage sombre, écoutait, muet. Enfin elle fit un signe impérieux auquel il répondit en faisant oui, de la tête. Les traits de la mourante s'illuminèrent de joie. Elle se laissa aller en arrière avec soulagement, comme si elle avait été débarrassée d'un poids écrasant. Elle appela Pascal, et lui dit:

      —Embrasse ton père devant moi...

      Le jeune bomme, bouleversé par la douleur, se jeta avec effusion dans les bras de son père, et lui donna deux chauds baisers que celui-ci rendit d'une lèvre glacée. Sa sécheresse de cœur lui faisait la bouche plus froide que celle de la mourante. Puis Mme Carvajan ordonna à son fils de se retirer et resta seule avec le notaire. Le soir, sa fin parut tout à fait proche. Elle rompit le silence qu'elle avait gardé jusque-là, et murmura à l'oreille de Pascal:

      —J'ai laissé à ton père tout ce dont la loi me permettait de disposer... Je sais que tu es en état de faire ta fortune toi-même... Et puis c'était le seul moyen de t'assurer la paix... Carvajan est un homme terrible... Ne te heurte jamais à lui... L'abandon de ton héritage sera le prix de ta liberté... Pardonne-moi de t'avoir dépouillé... Sois bon dans la vie... Il faut être bon...

      Ce fut en prononçant ces douces paroles qu'elle mourut. Pascal lui ferma les yeux, se pencha pour l'embrasser, et, grave:

      —Sois tranquille, mère, ma part d'héritage, ce sera ta bonté...

      Et comme si, au seuil de l'éternité où elle entrait, la morte eût entendu cette promesse suprême, son front pâli rayonna, et ses traits resplendirent d'une céleste beauté.

      Le lendemain des obsèques, Jean Carvajan appela son fils dans le cabinet témoin de leur premier désaccord, et, la voix sèche:

      —Mon garçon, le malheur qui vient de nous atteindre, dit-il, va modifier certainement notre existence. Je désirerais, avant de prendre une résolution, connaître tes projets.

      —Mes projets sont fort simples, mon père: si vous n'y voyez pas d'inconvénient, je quitterai la Neuville...

      —Tu es libre, répondit Carvajan, dont le front se plissa au souvenir cuisant de ses espérances déçues.

      —C'est bien... Alors je partirai demain.

      —Quand tu voudras revenir... ma maison te sera ouverte.

      —Je vous remercie.

      Pas une parole de plus ne fut échangée entre eux.

      Le lendemain Pascal s'éloigna, laissant dans la petite maison de la rue du Marché Carvajan seul avec sa haine.

       Table des matières

      En quittant Pascal sur le plateau qui domine la vallée de La Neuville, Mlle de Clairefont avait pressé l'allure de son cheval. Elle était désireuse de s'éloigner de cet homme qui, au premier abord, lui avait été sympathique et dans lequel, avec ennui, elle venait de découvrir un Carvajan. Elle eût voulu le chasser de sa pensée comme elle venait de l'éloigner de sa personne, mais, malgré elle, le visage de son compagnon de route, avec son large front, ses yeux clairs et sa bouche sérieuse lui apparaissait obstinément. Elle se disait: Il a pourtant la physionomie d'un homme loyal et sincère, et voilà qu'il est le fils d'un scélérat. Elle fit cette concession étrange: Peut-être est-il très bon néanmoins, et très honnête... Mais, s'élevant aussitôt contre cette indulgence inexplicable: En somme, ce n'est pas probable. Bon chien chasse de race. D'ailleurs il a eu l'air penaud et confus quand il a su qui j'étais... Et il a baissé la tête... D'où vient-il, celui-là, pour nous faire du mal?

      Un Carvajan, pour Antoinette, ne pouvait avoir d'autre but dans la vie que de faire du mal à des Clairefont. Hélas! du mal, en restait-il à leur faire? Quel coup nouveau pouvait-on porter à cette famille qui, dans sa décadence progressive, était arrivée à une pauvreté voisine de la gêne? Et, avec une profonde mélancolie, la jeune fille, qui n'avait que vingt-trois ans, se reportait dans le passé et marquait les étapes de la ruine lente mais assurée.

      Elle revoyait le château luxueux, brillant, animé, comme lorsqu'elle était toute petite. Puis, à mesure qu'elle grandissait, le train de maison diminuait, les chevaux se faisaient moins nombreux dans les écuries, les domestiques plus rares; le mobilier, usé, restait dans les appartements sans être remplacé. Le nid enfin devenait moins douillet, moins chaud, moins coquet, et elle s'en apercevait, mais, avec la première insouciance de la jeunesse, n'y attachait pas d'importance, jusqu'au jour où, la raison venant à éclairer son esprit plus mûr, elle avait compris que la misère, arrivée aux portes de Clairefont, frappait hardiment pour entrer, et que l'allié le plus sûr qu'elle eût était le marquis lui-même.

      On ne pouvait plus rien cacher alors à ses yeux clairvoyants,