Название | La Grande Marnière |
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Автор произведения | Georges Ohnet |
Жанр | Языкознание |
Серия | |
Издательство | Языкознание |
Год выпуска | 0 |
isbn | 4064066084967 |
L'existence matérielle seule n'avait pas à souffrir de cette diminution continuelle de la fortune patrimoniale. On vivait sur ce qui restait de la terre. La basse-cour fournissait de la volaille, le potager des légumes, et la ferme de la farine, des moutons et des bœufs. On se chauffait avec les arbres du parc, on nourrissait les chevaux avec le foin des pelouses, mais l'argent était toujours rare. Et Mlle de Clairefont faisait ses robes elle-même.
Le marquis, occupé de quelque problème, semblait ne pas se douter de ce dénuement. À vrai dire, il n'en souffrait pas. À compter du jour où Antoinette s'était aperçue des embarras dans lesquels son père avait jeté la famille, tout ce qui avait pu être tenté pour épargner à l'inventeur les tourments d'une situation difficile avait été réalisé par la jeune fille. Elle avait établi autour de lui un blocus de tendresse, et s'était ingéniée à conserver pour elle-même tous les soucis. Elle se montrait maternelle pour ce vieil enfant toujours souriant à son rêve et continuellement enflammé par l'espoir de faire une découverte qui rendrait aux siens le centuple de ce qu'il leur avait pris.
Sur un seul point il avait été impossible de lui donner complètement le change. Depuis deux ans Antoinette était fiancée à M. de Croix-Mesnil, et de saison en saison elle remettait le mariage. Le jeune baron était un charmant officier, d'une belle tournure, d'un esprit aimable, et dont le père, magistrat éminent, pouvait aspirer aux plus hautes fonctions de l'ordre judiciaire. Cette union, décidée à une époque où le marquis était encore en possession apparente de son domaine, avait paru près de se conclure. Mlle de Clairefont avait accueilli favorablement la demande. Le baron se montrait très empressé auprès de sa fiancée. Les notaires des deux familles avaient eu quelques conférences desquelles il résultait que le futur époux possédait, du chef de sa mère, quarante mille livres de rente en biens-fonds, et la future épouse, trois cent mille francs du même chef, son frère lui ayant fait abandon de sa part. Tout était décidé, prêt, les bans allaient être publiés, quand brusquement Mlle de Clairefont avait changé et, arguant de la mort d'une parente éloignée, avait demandé qu'on ajournât la cérémonie.
La tante Isabelle, chargée d'annoncer au fiancé les résolutions nouvelles d'Antoinette, s'était acquittée de sa mission avec son habituelle rudesse de vieux grognard, mélangée cependant d'une pointe d'attendrissement inusité. En manière de consolation, elle avait dit à Croix-Mesnil:
—Mon cher ami, voyez-vous, ma nièce s'est fourré dans la tête qu'elle ne vous épouserait pas ce trimestre-ci... Il faut en prendre votre parti comme un brave... Après tout, ce qui est «déchiré»... n'est pas perdu...
Et comme le fiancé, avec une tendre insistance, se plaignait du retard apporté à son bonheur:
—Ne regrettez rien, s'écria-t-elle, avec une émotion qui la fit redoubler de barbarismes. C'est la perfection que cette enfant-là!... Si vous saviez! Mais vous ne pouvez pas savoir. Enfin, croyez-moi, c'est un ange... Oui, un ange «immatriculé»!
Le baron montra une désolation d'homme du monde, se plaignit dans une juste mesure, et demanda la permission de continuer à faire sa cour, comme par le passé. Ce qui lui fut accordé. Le marquis, lui, manifesta un véritable chagrin de cette semi-rupture, il interrogea sa fille avec insistance, et ne put tirer d'elle aucun éclaircissement. Il la trouva calme, souriante, et répondant à toutes ses questions par ces seules paroles:
—Je suis heureuse auprès de vous... Je veux attendre...
—Mais, ma chère, reprit le vieillard, je serai plus tranquille quand je te saurai mariée... C'est un gros souci pour moi que ton établissement... Que deviendrais-tu si je venais à te manquer?
Antoinette et la tante Isabelle échangèrent un regard, un fin sourire glissa sur les lèvres de la jeune fille, qui, prenant la tête blanche du vieil enfant dans ses mains et la caressant doucement:
—N'ayez point de préoccupation, dit-elle d'une voix attendrie, ce mariage se fera un jour ou l'autre... Ne me pressez jamais.
Elle changea de ton vivement, et, avec une gaieté mutine:
—D'ailleurs, vous savez que j'ai mauvais caractère... étant un peu du côté des Saint-Maurice, et qu'on ne me force point à faire ce que je ne veux pas!
Le marquis se dit:
—Elle me cache quelque chose, et sa tante est au courant de l'affaire... Tout s'éclaircira un de ces matins.
Si l'inventeur, au lieu de poursuivre, dans le vague de sa pensée, le vol de ses chimères, avait tenu ses comptes, il aurait pu rapprocher de la résolution prise par Mlle de Clairefont une échéance de deux cent mille francs, engloutis dans le puits de la Grande Marnière, et il aurait compris pourquoi sa fille ne voulait plus se marier. Mais il n'y eut que l'huissier de Carvajan et la tante Isabelle qui eurent connaissance du généreux sacrifice fait par Antoinette pour empêcher qu'on ne vendît une partie du domaine. La vieille Saint-Maurice, qui avait des idées particulières sur toutes choses, trouva moyen de tirer de l'ajournement imposé à Croix-Mesnil une conclusion consolante pour sa nièce:
—Vois-tu, ma chère, en fin de compte... tu as peut-être eu raison de ne pas épouser à la légère ce jeune dragon. Il ne doit pas t'aimer autant que tu mérites de l'être. Il a été trop calme et trop convenable, en voyant qu'on lui laissait le bec dans l'eau, indéfiniment... Il aurait dû pousser des cris «fanatiques». Eh bien! tu l'as vu? Doux, sucré... une vraie carafe d'orgeat! Je ne sais pas en quoi on fait les amoureux et les soldats aujourd'hui!
Le marquis, dont les idées ne se fixaient pas longtemps sur le même sujet, avait repris le cours de ses travaux. Mais un soupçon était resté au fond de son cœur, comme un point douloureux, et, périodiquement, il disait:
—Eh bien! ma fille, et Croix-Mesnil? Quand l'épouses-tu?
—J'y pense, mon père, répondait Antoinette, avec un tranquille sourire.
Le baron venait tous les deux ou trois mois passer quelques jours au château, chassait avec Robert, se promenait à cheval avec sa fiancée, et repartait sans que rien fût décidé. Dans le pays, on glosait beaucoup sur son compte, on l'appelait ironiquement le fiancé de la semaine des quatre jeudis.
Certains chuchotaient:
—S'il n'épouse pas, c'est qu'apparemment il peut faire autrement. Du reste, c'est de tradition dans la famille. On sait qu'autrefois la tante Isabelle a fait ses farces!
Jour de Dieu! Si Mlle de Saint-Maurice avait eu vent de ces propos, quelle algarade, et comme elle eût riposté par des soufflets! Mais les Clairefont vivaient loin de tout, et la calomnie mourait sur le seuil de leur château morose et silencieux.
Depuis un assez long temps Antoinette, emportée au courant de ses souvenirs, était arrêtée devant les talus blancs de la Grande Marnière. Elle avait tout oublié; sa singulière rencontre, l'heure qui la pressait; et, laissant flotter les rênes sur le cou de son cheval, elle restait immobile. À ses pieds les charpentes des puits d'extraction pourrissaient inutiles, les hangars s'ouvraient, vides d'ouvriers, les wagons restaient immobiles entre les rails conduisant aux fours à chaux éteints. Toute cette exploitation, poussée pendant des années fiévreusement, avait cessé. Les immenses travaux commencés n'avaient pas été achevés. Et les amoncellements de calcaire improductif représentaient la fortune de la noble maison, les espérances de bonheur de la jeune fille, la sécurité des vieux jours du père de famille. Tout le passé, le présent et l'avenir, compromis sans rémission. Et pourtant que de fois Antoinette avait entendu le marquis s'écrier, en montrant la colline: Ici est la fortune de la maison!
Il avait fait faire des