La Grande Marnière. Georges Ohnet

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Название La Grande Marnière
Автор произведения Georges Ohnet
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066084967



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se trouvait, par son honnêteté, acculé à une situation sans issue. Il descendit dans la salle où ses parents étaient déjà réunis devant la table, sur laquelle fumait la soupe. Son air abattu frappa sa mère: elle dirigea vers lui des regards inquiets. Carvajan se frotta les mains, avec un bruit sec, et, riant:

      —Voilà un garçon qui a la mine d'avoir travaillé... C'est bien!... Dînons!...

      Le repas fut silencieux. Pascal mangeait, absorbé, roulant des arguments défensifs dans sa tête. Mme Carvajan baissait tristement le front avec la prescience d'un orage. Carvajan dévorait. Quand le dîner fut terminé, il dit à sa femme avec un accent qui n'admettait pas de réplique:

      —Ma bonne, tu peux monter chez toi. Nous avons à causer, Pascal et moi...

      Il emmena le jeune homme dans son cabinet, s'assit devant son bureau, et là, le regard aigu, la voix tranchante:

      —Eh bien?

      Pas de préambule, pas de précaution, pas d'hésitation: il allait droit au fait, tout de suite. Et il fallait répondre sans tergiverser à ce terrible «eh bien?» qui contenait tant de tempêtes. Pascal prit son grand courage: il s'affermit sur ses jambes tremblantes, et, la bouche sèche, la voix changée:

      —Eh bien! mon père, à vous dire vrai, ces affaires me paraissent déplorables. Je les ai étudiées à fond... Il n'y aurait que fâcheuse opinion à récolter en en poursuivant l'exécution rigoureuse, et si je me permettais de vous donner un conseil, ce serait de transiger pour éviter des débats publics...

      Carvajan ne répondit pas. Les lignes de son visage se durcirent, il fit entendre un sifflement ironique, et, se levant tranquillement:

      —Mais, mon garçon, j'ai avancé des fonds, moi... Il faut que je rentre dans mes débours... Je ne crains pas la lumière... Je me vois dans la nécessité, à chaque instant, d'exproprier des débiteurs qui ne s'acquittent pas... Ces brutes de paysans ont la rage d'emprunter plus qu'ils ne peuvent rendre... Ceux qui n'ont pas de terre me donnent leurs récoltes en garantie... Mais, mon cher, c'est le crédit agricole, ça... Sans moi ils n'auraient pas de quoi payer leurs propriétaires... Crois-tu que je vais leur faire cadeau de mon argent? Eh! sacrebleu, après tout, je ne suis pas un philanthrope: je suis un homme d'affaires... Il me faut à l'échéance des espèces ou des grains... Mais tu me laisses parler là, avec tes airs d'innocent. Tu comprends la question aussi bien que moi!... Vois-tu: il ne faut pas juger les choses en théorie... avec des idées d'école... Il faut voir la pratique... Veux-tu que je te montre le fond du sac?... Eh bien! ces gaillards-là, sur qui tu t'apitoies, ils me roulent... Et ces marchés qui t'effraient, en fin de compte... j'y perds!

      Il lança ces mots avec un accent de conviction si admirable que son fils ne trouva pas une parole à répondre... On le roulait! C'était lui, Carvajan, qui était la victime, et ses débiteurs le spoliaient! Le banquier fit quelques pas, puis, se posant de face et regardant son fils jusqu'au fond des yeux:

      —En résumé, il n'y a qu'un mot qui serve. Veux-tu te charger de mes affaires?

      Pascal hésita pendant une seconde, puis le rouge lui monta au visage, et, nettement, il répondit:

      —Non.

      —Ah! ah! fit sur deux tons Carvajan, tu es un gaillard qui ne mâches pas les paroles... Mais comptes-tu que je vais te nourrir ici à ne rien faire?

      —Je m'occuperai, mon père, ne craignez rien... Et je vous supplie de ne pas me contraindre.

      —En ai-je manifesté l'intention? fit rudement Carvajan... Crois-tu que j'aie besoin de toi? J'aurais été heureux de t'associer à mes opérations, et de te faire profiter de mon expérience. Tu fais le dédaigneux et prétends te suffire avec tes propres forces. Il est possible que j'aie engendré un aigle... Mais, jusqu'à preuve contraire, je pense que tu n'es qu'un oison... Bonsoir, mon garçon: tu poses pour l'homme à préjugés. Nous verrons ce que cela te rapportera dans la vie...

      Il ouvrit la porte, fit signe à son fils de sortir, et, sans rien ajouter, s'enferma dans son cabinet. Resté seul, il marcha pendant quelque temps en silence, la figure gonflée par l'agitation. Enfin il s'arrêta et, frappant sur son bureau avec violence:

      —Comme il m'a carrément rompu en visière! s'écria-t-il. Un marmot de vingt ans qui se permet de critiquer son père! Eh! sacrebleu! je l'ai laissé libre... C'est la première fois que je supporte la résistance... Ma parole d'honneur, je crois qu'il m'a interloqué!...

      Il agita la tête, resta pensif un instant puis, avec un demi-sourire:

      —C'est égal, il sait ce qu'il veut: c'est un Carvajan!

      C'était un Carvajan, mais de la bonne espèce, avec toute l'énergique résolution, toute l'ardeur enflammée de sa race, appuyées sur un fond de scrupuleuse honnêteté. Il tint parole et se fit inscrire au barreau. Il exerçait à peine depuis un an que sa réputation était faite, et qu'on l'envoyait plaider à la Cour de Rouen, contre les vieux routiers de la basoche normande. Il parlait avec une clarté et une élégance remarquables, et, s'échauffant aussitôt qu'il en trouvait l'occasion, il atteignait souvent à la véritable éloquence. Les magistrats l'écoutaient avec étonnement, sans distraction et sans sommeil. Et cette attention qu'il savait leur imposer profitait à ses causes.

      L'éclat inattendu que jeta Pascal produisit sur son père un double résultat: il fut flatté et il enragea. Il se rendit compte de l'influence que le jeune homme devait rapidement acquérir, et il comprit qu'il lui échappait définitivement. Pascal médiocre, que lui importait? Il l'eût gardé chez lui, avec une dédaigneuse indifférence, lui donnant la pâtée et la niche. Mais Pascal supérieur, n'était-ce pas exaspérant de ne pouvoir s'en servir?

      Quel instrument dans les mains d'un habile homme, et comme on serait promptement maître de l'arrondissement! La seule chose qui lui manquât, à lui, c'était le don de la parole. Il concevait, il n'énonçait pas. La destinée lui donnait un fils qui pouvait être la voix de son intelligence, elle ajoutait cet appoint inespéré à toutes les faveurs qu'elle lui avait déjà faites. Et il se trouvait que cette voix était indocile, ne voulait point répéter les arguments qu'on lui soufflait que cette esclave se mettait en révolte.

      Il ne s'agissait plus pour Carvajan de faire étudier à Pascal des dossiers d'affaires véreuses. Son ambition avait grandi avec le talent de l'avocat. Il fallait combattre le marquis sur le terrain politique, s'emparer de l'opinion, la retourner, et assurer son élection à lui, Carvajan, qui, une fois lancé dans le plein courant des intrigues, saurait bien arriver vite et haut.

      Mais comment prendrait-il de l'ascendant sur son fils? Il ne lui avait jamais témoigné de tendresse, il l'avait laissé grandir, sans essayer de pénétrer dans son cœur. Et maintenant il était trop tard. Un dernier moyen d'action lui restait cependant, très sûr et très puissant: l'affection que Pascal avait pour sa mère. La pauvre femme était depuis quelques années fort souffrante. Elle allait s'affaiblissant, sans faire entendre une plainte. Le retour de son enfant avait été pour elle une joie profonde. La maison vieille et sombre s'était éclairée et rajeunie. Carvajan lui-même paraissait moins bourru et plus souriant. Il avait de subites effusions qu'on ne lui connaissait pas. Il restait dans la salle, le soir, après le dîner, et causait avec une verve narquoise. Visiblement il voulait plaire. Le loup-garou s'apprivoisait lui-même. Et la mère et le fils, tout en bénéficiant de cet état nouveau, se demandaient avec trouble quelle arrière-pensée cette amabilité servait à dissimuler. Un matin, Carvajan entra dès l'aube dans la chambre de sa femme, s'informa de sa santé, lui donna une petite tape amicale sur la joue, et, s'asseyant sur le pied du lit:

      —Veux-tu que nous causions, ma bonne? J'ai besoin de ton concours pour une négociation délicate. Si tu fais ce que je vais te demander, je t'en saurai un gré infini... Et il suffira que tu le veuilles pour que cela soit.

      —De quoi s'agit-il donc? demanda la mère qui pâlit et ressentit un violent pincement au cœur.

      —De ton garçon...

      —Que lui