L'automne d'une femme. Marcel Prevost

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Название L'automne d'une femme
Автор произведения Marcel Prevost
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066084851



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      Mais aujourd'hui, l'inquiétude réelle de Maurice lui ôtait le goût de plaisanter. Il devinait bien qu'un incident grave était survenu depuis le matin; un obstacle allait surgir entre Julie et lui... Il réfléchit. Julie avait insisté pour n'être pas accompagnée; elle avait tenu bon, elle qui, d'ordinaire, voulait uniquement ce qu'il voulait. Où pouvait-elle aller pour qu'il ne pût l'y suivre? À un rendez-vous? Il sourit d'incrédulité.

      «Un rendez-vous! Ah! non, par exemple, la pauvre chérie... Ou plutôt si... un rendez-vous; mais celui qu'elles regardent comme licite... le rendez-vous avec le prêtre, avec le confesseur... Sûrement, c'est là qu'elle a été!»

      Oui... C'était bien cela. La veille, il avait commis l'imprudence de l'effarer en la baisant sur les lèvres, pour la première fois. Sans doute ce baiser avait ressuscité sa conscience et, tout de suite, elle avait couru au confesseur. Maurice se rappela le visage de l'abbé Huguet, qu'il avait aperçu deux fois à cette table même. Julie en parlait volontiers... Que venait-il faire aujourd'hui dans leur amour, de quel droit se glissait-il entre eux deux, cet étranger? Il le haït un instant: une de ces haines courtes des nerveux, qui parfois les jettent au crime... Puis il se rassura:

      «L'abbé est dans son cloître; moi je suis près d'elle. Nous verrons bien qui l'emportera...»

      Le repas s'achevait. On regagna le salon mousse, comme chaque soir. Depuis l'aggravation du mal d'Antoine Surgère, Julie ne sortait guère après le dîner, ni pour le monde, ni pour le spectacle; Esquier n'acceptait que les invitations forcées. Et Maurice, naguère noctambule professionnel, depuis sa convalescence goûtait les soirées casanières, qu'il finissait toujours seul avec Julie, Esquier s'allant coucher tôt et M. Surgère s'endormant ou du moins feignant de dormir, immobile et les yeux clos, pendant que Hélo, à ses côtés, dormait sincèrement.

      Sur la demande d'Esquier, Claire venait de se mettre au piano, et Maurice réclamait ironiquement la Prière d'une Vierge, quand la porte du petit salon s'ouvrit.

      Le valet de chambre annonça:

      —M. le baron de Rieu.

      Le baron de Rieu, jeune député d'Ille-et-Vilaine, entra: grand jeune homme, blond et mince, très sérieux, très soigné, l'air d'un professeur élégant. Sa venue parut faire plaisir à tout le monde. Il était en frac. Il s'avança avec aisance vers Mme Surgère, lui baisa la main, salua Claire avec la même correction un peu cérémonieuse, puis serra les mains d'Esquier, et aussi les doigts gourds que lui tendait Antoine Surgère.

      —Je viens vous enlever, dit-il à Maurice.

      —Oh! cela, fit le jeune homme avec un sourire crispé, voilà qui m'étonnerait, par exemple!

      —Emmenez-le, Rieu, fit Esquier. Il est insupportable, ce soir. Il ne s'interrompt de bouder que pour nous dire des choses désobligeantes. Emmenez-le, ou plutôt, si vous pouvez, envoyez-le où vous allez et restez avec nous.

      —Où donc allez-vous, ce soir? demanda Mme Surgère.

      —Je vais à la salle Wagram, où le prince de Cornouailles fait une conférence contradictoire pour les ouvriers de deux de nos cercles catholiques.

      —Comment, vous là dedans? fit Maurice dédaigneux.

      —Oui, moi là dedans. On a déjà essayé cela dans les églises, et cela a eu beaucoup de succès.

      —C'est insensé, fit M. Surgère.

      C'était la première parole qu'il prononçait; sa maladie lui donnait un accent sifflant qui aiguisait les mots. Ceux-ci, coupant net la conversation, firent un silence profond.

      —C'est insensé, répéta-t-il. Avec toutes vos enrégimentations d'ouvriers, vous facilitez la mobilisation du parti socialiste, voilà tout. Ce sera bien fait: la crise aboutira cinquante ans plus tôt.

      —Nous l'espérons bien, fit le baron de Rieu.

      —Ah! alors!...

      —Certes, nous l'espérons. Croyez-vous que nous prétendions empêcher une crise qui est inévitable, et en somme légitime?

      —Non, déclara Maurice, vous voulez seulement «en être», voilà tout. Malins! va.

      —Nous voulons, reprit le baron, que cette crise soit une évolution, non pas une révolution. Je n'aperçois aucun égoïsme personnel là dedans. Nous croyons distinguer la vérité mieux que les humbles que nous dirigeons: nous tâchons de la leur montrer, et accessoirement de leur faire un peu de bien matériel.

      La conversation se poursuivit là-dessus, avec des retours sur le passé, des arguments tirés de l'histoire. M. Surgère s'y mêlait maintenant, jetant des phrases intelligentes, brèves, ironiques, qui crevaient les phrases un peu rondes et prédicantes du baron. Maurice se passionnait, changeait d'avis, soutenait un parti, l'abandonnait, puis finalement oubliait l'entretien en regardant Mme Surgère. À la fin le baron, s'adressant par politesse à Claire qui écoutait silencieusement:

      —Et vous, mademoiselle, quel est votre avis? Comment faut-il traiter les pauvres?

      Maurice affecta de rire; Claire, sans se troubler, répondit:

      —Il me semble qu'il faut faire comme papa...

      —Et que fait «papa», mademoiselle?

      —Il les aime, monsieur.

      «Papa», mécontent d'être mis en cause, déclara que «cette petite ne savait ce qu'elle disait». Mais tout le monde, rallié, opina qu'elle avait raison. Tous connaissaient la charité inépuisable d'Esquier.

      Mme Surgère résuma l'opinion commune:

      —Oh! le cher associé, lui, c'est un saint. Esquier haussa les épaules. Se penchant vers Julie, il lui dit: image —Si je suis un saint, moi, qu'êtes-vous donc, vous, chère amie? Je tâche d'être un juste. C'est vous qui êtes la sainte.

      Et, plus bas, il lui glissa dans l'oreille ces mots qu'elle seule entendit:

      —Il ne vous manque même plus la tentation!

      Elle rougit jusqu'aux frisures de son front. Pour la première fois Esquier faisait allusion à sa faiblesse; jus-que-là, il n'avait même pas paru s'en apercevoir. Elle fut bien aise, pour dissimuler son embarras, de voir entrer un nouveau visiteur. La haute taille de celui-ci le faisait paraître mince, il avait des cheveux noirs partagés sur le côté; un binocle fixe dirigeait son regard d'oiseau philosophe; sa tête un peu petite était charmante, avec une barbe noire et grise, courte, presque rase sur les joues, taillée en pointe arrondie sous le menton.

      On annonça:

      —M. le docteur Daumier.

      Lorrain, comme Jean Esquier, plus jeune que lui de dix ans, leur amitié ancienne ne s'était jamais démentie, ni relâchée. On aime sans effort, sur le tard de la vie, les compagnons de son adolescence: c'est un peu de soi qu'on chérit en eux... Outre cette affection, Daumier et Esquier se donnaient quelque chose de plus rare: chacun d'eux était l'homme que l'autre admirait le plus. Daumier admirait la belle vie d'Esquier, constamment honnête et bienfaisante parmi le maniement corrupteur de l'argent. Esquier exaltait le désintéressement de son ami qui, vers la trentaine, avait abandonné les clientèles lucratives pour se vouer à la science. Aujourd'hui, marié modestement, père de deux enfants, Daumier s'isolait sans fonctions officielles, sans traitement, dans son laboratoire de la Salpêtrière, où il s'efforçait de fonder sur des bases nouvelles une doctrine de biologie expérimentale. Esprit catégorique, volonté impitoyable affichant le mépris des conventions morales, sans donner prise à nulle critique sur sa moralité, il tenait, dans la maison de la place Wagram, ce rôle augurai où nos mœurs, par le discrédit de la foi religieuse, ont élevé le médecin moderne. Maurice Artoy l'estimait comme un partenaire alerte au jeu des paradoxes; mais la timidité de Julie le redoutait