L'automne d'une femme. Marcel Prevost

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Название L'automne d'une femme
Автор произведения Marcel Prevost
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066084851



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main, devant tous, devant votre mari et Claire... et vous me refusez vos lèvres... pourquoi? Toutes ces distinctions sont des chimères...»

      Qui avait raison: l'enfant raisonneur ou le vieux prêtre austère?

      «Il y a quelque chose de mal dans l'amour.» Malgré tout, ces mots lui demeuraient étampés dans le cerveau, seuls de tout le discours de l'abbé. Oui, l'abbé avait dit juste. Une voix intérieure, complice de cette voix sévère, prononçait le même arrêt.

      De nouveau elle sentait sourdre des larmes, quand le coupé s'arrêta place de l'Opéra. Elle essuya vivement ses yeux. La diversion de la descente, sous la pluie menue, venait à point pour la calmer.

      Dans la boutique, largement éclairée, beaucoup de passants s'étaient réfugiés, grignotant des pâtisseries d'Italie et d'Autriche, trempées de vins lombards ou siciliens. Mme Surgère fit sa commande, choisissant lentement, dans les coupes qu'on lui tendait, les petits cercles de pâte; et elle goûtait la sensation apaisante d'oublier, de rentrer dans l'existence ordinaire interrompue par sa visite à l'abbé.

      Remontée en voiture, elle regardait les maisons, les arbres, la découpure du ciel rougeâtre et pluvieux autour de la lourde silhouette du cocher; elle regardait cela obstinément, pour occuper sa pensée avec ses yeux, bâillonnant la voix qui disait: «Tout à l'heure, tout à l'heure...» Eh bien, soit, tout à l'heure! Mais d'abord, au moins, elle allait revoir l'aimé: il l'attendait, lisant le Temps, dans le petit boudoir du premier étage, qu'on appelait le «salon mousse» à cause de la nuance des tentures. Encore un tournant de rue, puis la station des voitures, puis la grande trouée de la place Wagram, et voici la maison: les roues frôlent légèrement le trottoir, le cheval s'arrête, s'ébrouant sous l'averse.

      ...C'était un vaste hôtel, au bord d'un jardin touffu comme un bois, édifié d'hier, pour une comédienne célèbre, par un directeur amoureux. L'artiste s'y était installée, les peintures à peine sèches, les tentures à demi posées; et comme l'hôtel était immense, avec des surfaces inusitées à décorer, des hauteurs de fenêtres qui défiaient les tapissiers, elle avait achevé sa liaison avant son installation, et un matin, tout craquant, le théâtre et l'amour à la fois, elle était partie, emportant les bijoux, laissant les meubles. Quelques semaines après, les deux directeurs associés de la Banque de Paris et de Luxembourg achetaient la maison et le mobilier. On annonça dans les journaux cette installation princière; il fallait relever aux yeux du public une Société que le suicide récent de M. Artoy et sa ruine personnelle avaient discréditée.

      L'hôtel proprement dit, dont la façade donnait sur la place, fut affecté à M. et à Mme Surgère, qui y eurent chacun son appartement séparé. M. Surgère, impotent, incapable de marcher, de monter un escalier, habita le rez-de-chaussée, qui contenait encore les cuisines, l'office et le logement de Tonia, la nourrice corse de Julie, affectée maintenant au service de la porte. Le premier étage comprenait les salons, la salle de billard, la salle à manger, le boudoir mousse. L'appartement de Julie était au second, avec la bibliothèque et quelques chambres inoccupées. Un pavillon Louis XVI, maison de campagne de quelque Parisien d'autrefois, respecté au milieu du jardin par les démolisseurs, fut réservé à M. Esquier.

      Deux portes monumentales ouvraient sur la place Wagram. Mme Surgère sonna à celle de droite, tandis que le cocher, virant court, criait: «Porte!» à celle de gauche.

      Tout de suite, sous une marquise, le perron offrait des marches arrondies, jusqu'au lanterneau du vestibule, vrai vestibule de palais, avec ses quatre colonnes cannelées, les frises des corniches et l'escalier de pierre à double volée, tendu de tapisseries Renaissance.

      Julie monta vite, jetant au passage, à la femme de chambre qui l'attendait, son parapluie avec un rapide: «Merci, Mary.»

      En passant devant le salon mousse, son cœur battit si fort qu'elle s'appuya un instant au mur... Il était là, le pauvre ami; il attendait, ignorant qu'elle avait tout à l'heure trahi leur tendresse, qu'elle revenait armée contre lui!...image Elle se remit en marche, atteignit sa chambre. Elle y entra au moment où Mary la rejoignait par un autre escalier. Tandis qu'on la débarrassait de ses vêtements mouillés, elle pensa avec une netteté absolue, comme si une voix étrangère eût prononcé les mots à son oreille: «Cela ne se fera pas, Maurice restera près de moi... certainement!»

      ...La glace triple de l'armoire anglaise mirait de la jeune femme ses épaules découvertes, ses bras nus, sa silhouette rajeunie par les jupons courts et le décolletage du corset. Avec la blancheur sans rides, sans macules, les courbes solides de ses épaules, certes elle était infiniment désirable et charmante. Naguère assez insoucieuse de sa beauté, elle s'en occupait aujourd'hui pour Maurice, parce qu'elle souhaitait dans ses yeux la flamme de contentement qu'allumait la vue d'une robe heureuse, d'une coiffure réussie, parce qu'elle voulait entendre ces mots à mi-voix, quand il s'asseyait près d'elle à table: «Vous êtes jolie»; parce qu'elle était image femme après tout, encore que sans coquetterie, sans souci de plaire aux indifférents. La femme en trouble d'amour est une fiancée; la nature entend qu'elle se pare, qu'elle se couronne pour l'union prochaine.

      —Quelle robe Madame mettra-t-elle pour dîner?

      —Ma robe de grenadine noire, Mary.

      Elle portait surtout ces deux nuances, mauve ou noir. Chavannes, le couturier, prétendait que les couleurs trop claires la grossissaient. Quant à Maurice, expert en toilettes féminines, il professait l'horreur des nuances vives dans les appartements demi-obscurs, sous la lumière rare de Paris.

      Lorsqu'elle fut prête, la jupe agrafée, le corsage épinglé, elle renvoya Mary; un instant elle s'agenouilla sur le, prie-Dieu, au chevet de son lit; et là, ralliée par un puissant appel de sa conscience, elle demanda franchement à Dieu la grâce d'être forte et de faire tout son devoir. Elle prit heure avec soi-même: «Ce sera après le dîner, quand Esquier s'en va et que mon mari dort sur son fauteuil...»

      Mais une voix appelait, d'en bas, une voix de fillette au timbre musical et grave:

      —Mary!

      —Mademoiselle?

      —Est-ce que Madame est rentrée?

      —Oui, mademoiselle, elle descend.

      C'était Claire Esquier. Mme Surgère avait oublié, dans la tourmente de cette après-midi, qu'aujourd'hui, jour de sortie chez les dames de Sion, Claire devait dîner et coucher à la maison. La présence de la jeune fille lui fit plaisir, comme si son innocence devait la fortifier. Brusquement, la porte s'ouvrit; Mme Surgère vit dans la glace la triple image de Claire, trois jeunes filles identiques, vêtues de cet uniforme sombre dont les couvents se plaisent à endeuiller la jeunesse.

      Claire était grande, moins que Julie cependant, étroite de taille et d'attaches, point encore dessinée tout à fait de la gorge et des hanches. Elle gardait un air de printemps, une sorte de grâce puérile par la minceur des bras, du cou, par l'extraordinaire fraîcheur de la peau. On la trouvait plutôt étrange que jolie, la peau trop blanche, les cheveux trop noirs, les yeux si obscurs que l'iris mangeait toute la pupille, la bouche rouge et les dents bleuâtres comme l'ivoire mince. Elle semblait à la fois délicate et musclée, volontaire et timide.

      Elle dit de sa voix singulière:

      —Je ne vous dérange pas?

      —Mais non. Entre, petite.

      Mme Surgère se retourna et embrassa Claire.

      Elle aimait bien la fille d'Esquier, son plus cher ami, le témoin de sa vie intime depuis son mariage. Quand Esquier devint veuf, Claire atteignait cinq ans. Julie, qui passionnément et vainement avait rêvé d'être mère, dépensa sur Claire tous les trésors de tendresse que son cœur tenait en réserve. L'enfant lui rendit son affection, mais elle n'avait pas le goût d'être caressée et se