Les Demi-Vierges. Marcel Prevost

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Название Les Demi-Vierges
Автор произведения Marcel Prevost
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066089740



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Vois ! je te fais de la peine la première fois que nous nous revoyons... Tu ne m'en veux pas ?

      -- Je ne t'en veux pas, répliqua Maud, lui baissant le front. Maintenant, dis-moi pourquoi tu es venue. J'espère que c'est pour me demander de te servir.

      Etiennette rougit:

      -- Oui... Il a fallu vraiment que j'eusse bien besoin de toi pour oser... J'ai déjà subi tant d'avanies à cause de maman et de Suzanne !... Enfin, tu es bonne, je te remercie. Voici donc ce qui m'amène. Je ne suis pas bien vieille, mais j'ai vu la vie d'assez près pour être sûre d'une chose: que c'est affreux, pour une femme, de dépendre des hommes. On m'a fait la cour, tu comprends, dans le milieu où j'ai vécu...

      -- Je crois bien, jolie comme tu es. Sais-tu que tu es devenue un amour ?

      Elle remercia d'un sourire, mais les compliments, visiblement, la laissaient indifférente.

      -- Entre autres, reprit-elle, quelqu'un que vous connaissez bien (il ne faut pas le répéter, je te dis cela à toi)... M. Le Tessier.

      -- Hector ?

      -- Non... son frère... le sénateur, le sous-gouverneur de la Banque de France. Il venait beaucoup chez nous, du vivant de papa, et il m'aimait alors comme on aime une gamine... Depuis que j'ai grandi, dame !... je crois que je lui plais... autrement...

      -- Eh bien ! fit Maud, qu'il t'épouse !

      Etiennette sourit tristement:

      -- Oh ! voyons ! ce n'est pas possible.

      -- A cause de sa fortune ?

      -- Non. Je crois que mon défaut d'argent ne l'arrêterait pas. Mais il y a... tout le reste... N'en reparlons pas, cela me chagrine, tu comprends. Paul Le Tessier ne peut vraiment pas être le beau-frère de Suzanne du Roy.

      "Et le gendre de Mathilde Duroy, pensa Maud. Elle a raison."

      -- Pauvre chérie ! dit-elle tout haut.

      -- Il me reste donc, continua Etiennette du même ton résigné, à être sa maîtresse... car de tous ceux qui m'ont fait la cour, c'est encore lui que j'aime le mieux, parce qu'il est bon... Un peu égoïste, tous les hommes le sont. Mais lui est bon, il souffre à voir souffrir les gens qu'il aime: c'est beaucoup. Seulement... je vais avoir l'air de dire une bêtise... je ne peux pas me décider à franchir ce pas-là. Suis-je née avec un tempérament de petite bourgeoise sage, ou bien est-ce tout ce que j'ai vu autour de moi qui m'a donné le goût de la régularité ? je ne sais pas... Je ne condamne personne, je ne juge personne... je ne suis pas du tout sûre de finir honnête, car ce n'est pas facile, va! partie d'où je pars. Mais enfin, je veux essayer de vivre indépendante, d'avoir ma chambre et mon lit bien à moi, de me suffire.

      Elle s'arrêta un instant, quêtant du regard l'approbation de Maud.

      -- Continue, fit celle-ci. C'est tout à fait curieux ce que tu me dis là.

      -- Alors, voilà, poursuivit Etiennette... J'ai passé par le Conservatoire, tu sais, après Picpus. J'ai eu un accessit de chant et deux premiers prix pour le piano et le solfège. Donner des leçons de piano, ça rapporte trop peu et trop péniblement. J'ai donc appris à jouer de la guitare; je m'en tire assez bien, aussi bien que n'importe quel artiste à Paris, je crois... Ma voix est petite, mais juste et agréable. Je me suis fait un répertoire de chansons 1830... on est à cela maintenant. Je crois que cela pourrait plaire.

      -- Certainement cela plairait, s'écria Maud, séduite aussitôt par le côté artistique du projet... Jolie comme tu es... avec tes cheveux... Tu dois avoir une gorge adorable... On t'habillerait en gravure Tony Johannot, chignon pain de sucre à anglaise, manches à gigot, crinoline; tu chanterais du Loïsa Puget sur la guitare... Tout le monde te voudra.

      Etiennette rit d'un rire clair: -- Oh ! ce n'est pas si aisé que cela. Il faut des relations, des gens du monde qui vous lancent... Oui... il y a les Le Tessier... Paul y avait songé: une fête champêtre à Chamblais, leur admirable propriété, sur la ligne du Nord... Mais, décidément, présentées par des célibataires, cela avait encore l'air trop cocotte, trop "petite femme"... -- Mon Dieu ! fit Mlle de Rouvre en riant, quelle passion de respectabilité ! -- Il faut tout au rien, ma chère, en ces matières, il me semble... Et ce n'était pas commode. Depuis mon enfance, je n'ai vu que des hommes à la maison, ou des femmes... qui m'auraient encore moins recommandée. Alors j'ai pensé à toi... Tu es riche, tu as de belles relations... Maud l'interrompit: -- D'abord je ne suis pas riche... Quant à nos relations... nous connaissons beaucoup de gens... mais ce n'est pas encore ce que je souhaiterais. Quand nous sommes revenus en France, en 84, il nous restait de la fortune. Papa, qui était de bonne noblesse, aurait pu nous faire fréquenter le meilleur monde. Il a préféré perdre son argent dans les tripots et le semer chez des demoiselles. Nous traînons le boulet de ce passé-là, même après le divorce et la mort... Nous connaissons un tas de cercleux, de dames étrangères, de gens de Bois, de plages et de villes d'eaux. Tout cela changera quand je serai mariée, je t'en réponds. Je suis, comme toi, lasse du monde que j'ai vu chez moi, et je ne me marierai qu'avec un homme du vrai monde, ayant le seul vrai chic, le chic rare, qui consiste en un vieux nom, une grosse fortune territoriale, une famille sans tare et des relations irréprochables... Cela dit, je ne demande pas mieux, faute d'autres, que de mettre à ta disposition les relations que j'ai. Ce sont des gens riches et qui aiment le plaisir; ils ne te seront pas inutiles. Le visage d'Etiennette sourit, d'une gaieté de pensionnaire. -- Oh ! merci, fit-elle... Que tu es bonne ! -- Nous arrangerons quelque chose, poursuivit Maud. Une fête ici... On peut en donner de superbes, dans un halle mobile grand comme les salons de Continental... Compte sur moi, je vais y réfléchir... Tu avais déjà une jolie voix à Picpus. Elle doit être tout à fait posée maintenant. -- Oui, répondit Etiennette... Elle est assez agréable... Si tu veux, nous pouvons essayer. As-tu quelque romance vieux jeu ?

      Le piano était tout proche. Elles fouillèrent ensemble dans les cartons.

      -- Tiens ! fit Etiennette, ceci est moderne, mais je le chante.

      C'était une romance de Chaminade, intitulée l'Anneau d'argent.

      -- Peux-tu m'accompagner ?

      -- Oui, fit Maud.

      Elle s'assit au piano et préluda, tandis qu'Etiennette, appuyée d'une main au piano, penchée sur la musique, chantait:

       Le cher anneau d'argent que vous m'avez donné Garde en son cercle étroit vos promessesse encloses...

      La voix était d'un faible volume, mais pure comme le cristal effleuré par un archet; l'artiste la ménageait, la conduisait en musicienne experte.

      Comme elle achevait le second couplet, es applaudissements éclatèrent derrière les jeunes filles; une voix féminine, puissamment timbrée, cria, accentuant le mot l'italienne:

      -- Brava ! brava !... Tout à fait bien !

      -- Ah ! Mme Ucelli, dit Maud.

      L'opulente personne, dont le masque romain, les yeux noirs s'harmonisaient assez mal avec des cheveux blondis artificiellement, ouvrit le bras à Mlle de Rouvre et la baisa fortement sur le cou. Mme Ucelli n'était pas seule; une femme, jeune fille ou jeune femme, brune et mince, d'une laideur étrange, l'accompagnait.

      -- Mlle Cécile Ambre, une bonne amie de la duchesse et de moi... n'est-ce pas, sciasciona mia, ajouta-t-elle en tapant amicalement sur les joues de la jeune fille. Elle est à Paris pour quelques semaines, chez moi. Je me suis permis de vous l'amener. Elle chante les chansons fin de siècle en perfection. A la Spezzia elle fait a joie de la duchesse et de sa cortina.

      Maud tendit la main:

      -- Soyez la bienvenue, mademoiselle.

      -- Mais vous, ma belle, reprit Mme Ucelli, vous avez decouvert une grande artiste... Oui, mademoiselle, poursuivit-elle en s'adressant à Etiennette qui cachait le bas de sa figure derrière son manchon de plumes... Vous avez une voix de pur soprano, la voix de nos castrats d'autrefois. E quanto è carina ! N'est-ce