Les Demi-Vierges. Marcel Prevost

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Название Les Demi-Vierges
Автор произведения Marcel Prevost
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066089740



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plaisir... et je n'ai pas tant de distractions, n'est-ce pas ? On apportera la note en même temps. Nous n'en sommes pas à compter avec trois cents francs de plus ou de moins, je pense ?

      Maud ne répliqua pas; tandis que sa mère s'éloignait au bras de Betty, elle rentra dans le petit salon. Sur le bureau, elle prit distraitement un mince porte-plume en bois, souvenir d'une plage; mais ses doigts étaient si tremblants qu'elle le brisa. Elle en jeta les morceaux dans la cheminée. Betty se montra de nouveau:

      -- Mademoiselle ?

      -- C'est cette dame, déjà ?

      -- Non, mademoiselle, c'est M. Julien.

      Maud frappa de la main le marbre de la cheminée:

      -- Perdez donc l'habitude, Betty, de dire: "Monsieur Julien" tout court, quand il s'agit de M. de Suberceaux. Devant le monde, surtout, c'est ridicule... Pourquoi n'entre-t-il pas, M. de Suberceaux ?

      -- C'est Joseph qui a ouvert... Il ne savait pas où était Mademoiselle. Alors, M. Jul... M. De Suberceaux est allé, sans demander, dans la chambre de Mademoiselle.

      Betty avait dit sa phrase tout simplement; Maud ne parut point surprise.

      -- Eh bien ! prévenez-le que je l'attends ici.

      Restée seule, elle se regarda dans la glace de la cheminée, sans coquetterie, par instinct de mondaine qui va, pour la première fois de la journée, être vue par un homme, fût-ce un frère ou un vieil ami.

      Julien de Suberceaux parut sur le seuil du petit salon: un homme de trente ans à peine, vêtu avec une extrême recherche, à la façon d'un élégant de 1830. Il était grand, musclé et mince, avec un visage sec et mat comme en ont les Basques, presque pas de moustache, mais d'admirables cheveux bruns qu'il portait un peu longs. Et l'expression de ce visage à méplats nets, à menton étroit, à lèvres fines, à nez rigide, eût été dure, presque menaçante, sans la clarté de beaux yeux clair, bleu de fleur de lin, des yeux de tendresse et d'indécision, des yeux de femme.

      Maud se retourna et le parcourut d'un seul regard, ce regard enchanté d'amoureuse qui trouve une fois de plus charmant, élégant, l'homme qu'elle aime.

      Il prit la main qu'elle lui tendait et la baisa, cérémonieusement.

      -- Bonjour, mademoiselle... Vous allez bien ?

      D'un coup d'oeil il inspectait la pièce où ils étaient et le grand salon voisin...

      -- Non... Personne... fit Maud à demi-voix.

      Alors il l'attira, la serra, moulée contre lui, lui caressant des lèvres, sur l'étoffe du corsage, le gonflement de la gorge, le sillon mystérieux de l'aisselle, puis remontant jusqu'au col, jusqu'aux yeux, jusqu'aux joues, des baisers qu'elle lui rendit longuement quand ils effleurèrent la bouche.

      Ils se séparèrent tout frémissants.

      Maud, un peu de rose sur sa peau pâle, revint à la glace de la cheminée, et de quelques coups de doigts remit ses cheveux en ordre et les plis un peu froissés de son corsage. Suberceaux, tombé sur une chaise près du bureau d'acajou, la regardait.

      Debout, elle appuya ses mains au dossier d'un fauteuil, en face de lui.

      -- Maud !... Maud chérie !... murmura le jeune homme.

      Elle le regarda au fond des yeux; d'une voix basse et distincte, bougeant à peine les lèvres, elle dit:

      -- Je t'aime.

      De ses traits, de ses yeux, de tout son visage et de toute sa personne, l'indécise auréole de virginité qui l'enveloppait tout à l'heure, quand elle écrivait à côté de sa mère, s'était effacée. Elle apparaissait femme, avec cette flamme chaude dans le regard, ce je ne sais quoi de vaincu dans les poses, par où se trahissent les vierges qui ont pâmé une fois sous les caresses.

      Julien répondit:

      -- J'avais besoin de vous l'entendre dire... j'ai passé de mauvaises heures depuis notre dernière rencontre, chez les Reversier.

      Elle s'assit sur le fauteuil, les yeux rassérénés; elle questionna:

      -- Le jeu, encore ?...

      -- Oh ! non... Au contraire... Tenez, voilà ma nuit.

      Il plongea sa main dans la poche intérieure de sa longue redingote, ample de buste et de jupe, pincée à la taille comme une robe: il en sortit à demi, pour les faire voir à Maud, un tas de billets de banque chiffonnés ensemble.

      -- Rue Royale ? demanda Maud.

      -- Non. Aux Deux-Mondes, contre Aaron.

      -- Contre Aaron ? tant mieux ! C'est égal, vous avez tort. Vous m'aviez promis...

      Suberceaux fit un geste d'indifférence.

      -- Bah ! qu'importe... Je ne serai jamais plus à plat que maintenant; et il faut que je vive, n'est-ce pas ?... Puis cela m'empêche de penser.

      Elle lui prit la main, souriant:

      -- Qu'est-ce que vous voulez donc oublier?... Moi ?

      -- Ah ! vrai, je le voudrais, réplique le jeune homme en retirant brusquement sa main.

      Mais aussitôt:

      -- Pardonnez-moi... Je suis nerveux et triste. Vous me faites tant de chagrin !

      Maud l'interrogea des yeux; il reprit:

      -- Vous me faites du chagrin... Vous n'êtes plus à moi... Je ne vous sens plus à moi.

      Sans parler, la jeune fille lui montra du regard l'endroit où tout à l'heure ils s'étaient enlacés comme des amants; et le souvenir fit encore frissonner Julien.

      -- Toujours des reproches... toujours... Je fais ce que je peux, pourtant, je vous assure.

      Suberceaux, peu à peu dompté et calmé, baissait la tête.

      -- Il y a si longtemps, balbutia-t-il... si longtemps... que vous n'êtes venue !

      Il avait dit ces derniers mots très bas, comme s'il avait peur d'être entendu de celle même à qui il parlait. Et de fait Maud se leva brusquement, les yeux noircis, le front plissé, son joli visage altéré comme lorsque sa mère lui avait parlé de l'aigrette en vieux strass.

      Julien était déjà près d'elle, et l'implorant:

      -- Oh ! ne m'en veuillez pas, Maud... ! Oui, je sais que cela vous froisse, lorsque je vous en parle... mais je ne peux pas ne pas vous en parler... C'est toute ma vie, à moi, ce souvenir-là... ces deux fois. Je vous le jure, on me dirait: "Elle va revenir dans ta maison... tu l'y garderas une heure... seule avec toi, comme ce deux fois... et après on te tuera, ont te fusillera tout de suite..." j'accepterais, je béniras ceux qui me tueraient... C'est que je vous aime, moi !

      Elle demeurait accoudée à la table de la cheminée, le laissant parler. Il poursuivit, la voix entrecoupée:

      -- La dernière fois surtout... la dernière fois que tu es venue... le 3 janvier... Oh! que tu es belle, Maud... il n'y a rien de pareil à toi... Il était resté l'odeur de tes cheveux, de tes bras, sur le couvre-pied du lit fermé... Je n'ai pas voulu qu'on ouvrît ce lit et je ne m'y suis pas couché, jusqu'à ce que cette odeur fût tout partie... Et tu ne veux plus !...

      Elle se retourna lentement:

      -- Comme tu es injuste ! Est-ce que je ne te reçois pas ici autant qu'il te plaît ? Est-ce qu'on nous surveille ? Est-ce qu'on t'empêche de rester dans ma chambre ? Ma mère a fini par trouver cela naturel et les domestiques sont dressés.

      -- Non, fit Suberceaux... C'est tout autre chose que de t'avoir à moi, chez moi. Tu dis que les domestiques sont dressés, eh bien ! moi qui n'ai pas peur, n'est-ce pas ? moi qui me moque d'une balle ou d'un coup d'épée... je me trouble en arrivant ici, devant les mines sournoises de ce Joseph et cette Betty... Ta mère a les yeux bandés, elle ne verra jamais rien: