L'Écuyère. Paul Bourget

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Название L'Écuyère
Автор произведения Paul Bourget
Жанр Зарубежная классика
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Издательство Зарубежная классика
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manche recourbé de sa cravache, les rênes pendantes. L'animal, pris à l'improviste, essaya de se débattre une seconde! Tout de suite, un à-coup du mors, bien donné, lui fit sentir que sa résistance était inutile, et il suivit docilement la jeune fille qui le ramena vers son maître, en disant:

      – «Il est tout penaud de s'être laissé prendre… Quand on est sur un autre cheval, ils ne se défient pas et on les rattrape toujours. Vous voyez qu'il ne se défend plus…» Comme Jules, à cause de sa main malade, avait un peu de mal à remonter: «Je vous le tiens», insista-t-elle, du ton dont elle eût parlé à une des élèves en équitation que son métier lui faisait, parfois, conduire au Bois. Et quand il eut, tant bien que mal, chaussé ses étriers et ajusté ses rênes, elle ajouta: «Il ne me reste, monsieur, qu'à vous remercier du fond du cœur… Sans vous, il est très probable que cet assassin m'aurait tuée…»

      – «Et sans vous, madame, répondit le jeune homme, «il est très certain que je devrais rentrer à pied et peut-être aurais-je perdu ce mauvais drôle de Galopin… Mais,» continua-t-il avec la même grâce insinuante, «vous me permettrez de vous donner mon adresse, pour que vous disposiez de moi à votre gré comme témoin, si l'on arrête ce brigand, car on l'arrêtera, je l'espère… J'ai son signalement si net, ici.» Il montrait son front d'une main. De l'autre il avait tiré de la poche de son gilet un petit étui en argent où Hilda put voir, gravée, une couronne. Elle prit la carte mince qui portait simplement: Le comte Jules de Maligny, et au-dessous: 38, rue de Monsieur. Le jeune homme n'avait pas fait cette offre de témoignage ni offert sa carte au hasard. Il avait vu là une occasion trop tentante d'apprendre lui-même le nom de la jolie cavalière, sans paraître trop curieux, et il saisissait ce prétexte. Il venait, durant ces quelques instants, de la détailler tout entière du regard, avec la perspicacité d'un Parisien de vingt-cinq ans qui a trop vécu déjà dans les mauvais milieux pour se tromper sur la condition sociale d'une femme. Il n'avait pu classer celle-ci dans aucune catégorie distincte. Montant à cheval seule, au Bois, le matin, elle n'était pas une jeune fille… Etait-elle une jeune femme un peu excentrique, qui s'amusait à se promener librement, sans écuyer? Sa prononciation la révélait étrangère. Mais l'extrême sobriété de sa toilette et son air de réserve ne s'accordaient pas avec le rien d'effronterie que suppose un trop hardi dédain des convenances… Appartenait-elle au demi-monde? Ces mêmes façons ne rendaient pas cette hypothèse plus probable… Jules était, d'autre part, trop connaisseur des choses de sport pour ne pas avoir aussitôt observé que son inconnue montait parfaitement bien. C'était une énigme de plus, que ce talent équestre qui supposait l'habitude quasi quotidienne du plus coûteux des divertissements. Le désir de savoir à quoi s'en tenir, autant, pour le moins, que l'impression produite sur lui par la beauté de la jeune fille, le poussa donc à insister encore, – ruse bien simple, mais qui lui parut d'un effet infaillible: «Oui,» reprit-il, «on l'arrêtera… C'est un exemple nécessaire. Il y a trop longtemps que l'on se plaint des rôdeurs et des rôdeuses à mine sinistre qui encombrent ces allées, autrefois si sûres… Mais on n'avait pas encore entendu dire qu'en 1902 l'on risquât d'être dévalisé et assassiné en plein Bois de Boulogne, à dix heures du matin, comme si l'on était en 1825 sur les routes de Naples ou de Sicile. Oui, il faut que la plainte soit déposée aussitôt. Il le faut, pour nous tous… Vous êtes encore trop émue, madame, pour ne pas désirer rentrer au plus vite. Si vous m'y autorisez, j'irai chez le commissaire de police le plus proche, à votre lieu et place… en votre nom.»

      Hilda Campbell hésita une seconde. Elle comprit bien que son sauveur employait ce moyen détourné pour ne pas se séparer d'elle ainsi. Cette insistance, dont le but évident était contenu dans ces deux derniers mots: «Votre nom,» trahissait un intérêt commençant qui lui fit soudain chaud au cœur. Il eût été naturel qu'elle cédât aussitôt à cette impression. Tout au contraire, un irrésistible instinct de défense, le signe, chez la femme, le plus certain d'un début d'amour, la fit se dérober d'abord à l'inquisition déguisée du jeune homme et à son propre désir:

      – «Je ne sais pas encore ce que je ferai…» répondit-elle. «Je dois réfléchir, consulter… J'ai votre adresse,» continua-t-elle. «Si je me décide à déposer une plainte, vous serez averti… Adieu, monsieur.»

      Un nouveau remerciement lui vint aux lèvres, après ces phrases si sèches, si peu révélatrices de l'émotion qu'elle éprouvait déjà. Ce remerciement, elle ne le formula pas. Elle inclina sa tête en signe d'adieu, d'un mouvement où il y avait plus de raideur encore que de grâce. Et, pourtant, son cœur battait à se rompre sous son corsage, dont le col, rattaché par une épingle piquée en toute hâte, dénonçait encore, par son désordre, l'effroyable danger couru quelques minutes auparavant, et elle paraissait si ingrate envers celui qui l'en avait délivrée, au péril de sa propre vie, – comme un des chevaliers de ces romans de Scott, chers à sa mère: un Ivanhoë ou un Noir-Fainéant! Au bord de son chapeau, le débris de son voile mettait comme une frange. Les mèches de ses cheveux s'échappaient du chignon mal relevé. Sans doute, elle ne se souciait pas de provoquer, par son aspect seul, la curiosité des habitués du Bois, car, après avoir pris ce brusque congé, elle s'engagea, au galop de son cheval, dans une allée un peu détournée. Maligny regarda la fine silhouette disparaître au tournant de droite. C'était la direction de l'Hippodrome d'Auteuil. Le plan du Bois se dessina tout entier devant l'esprit de Jules. Par cette route, la jeune femme ne pouvait gagner que deux sorties: celle de la Muette ou de la Porte-Dauphine. Sans plus se préoccuper de la douleur, aiguë cependant, que lui infligeait la blessure de sa main, Maligny mit lui-même sa bête au grand galop.

      Allait-il apercevoir à nouveau la robe alezane du cheval de la mystérieuse enfant? Il était bien décidé, dût-elle penser qu'il abusait de la situation, à la suivre cette fois, s'il la rencontrait… Elle devait avoir eu, de son côté, un pressentiment de cette poursuite, et son désir passionné d'éviter Maligny alternait sans doute, chez elle, avec un désir, non moins passionné, de le revoir. Il la reconnut, en effet, à la hauteur du lac supérieur, qui avait mis son cheval au pas, et elle regardait sans cesse derrière elle. A son tour, elle reconnut le jeune homme. Elle rougit si profondément, qu'à cette distance il put voir la pourpre du sang incendier ce délicat visage, dont il ne distinguait pas les traits. Cependant, elle ne changea pas aussitôt l'allure paisible qu'elle venait d'adopter. Visiblement, elle ne voulait pas sembler craindre l'approche du poursuivant, qui l'eut bientôt rejointe. Il la salua en la croisant et, l'ayant dépassée, se trouva singulièrement embarrassé. S'il revenait en arrière, il avait par trop l'air de l'épier. S'il poussait de l'avant, il la perdait tout à fait. Un seul procédé s'indiquait: obliquer vers la Muette, toute voisine, surveiller la porte cinq minutes – c'était le temps qu'il fallait à la jeune femme pour y arriver au pas. – Ces cinq minutes écoulées, si elle n'avait pas paru, il gagnerait la Porte-Dauphine, en coupant au plus court de toute la vitesse de sa bête, et il attendrait là, de nouveau.

      – «Mais qui peut-elle être?..» se disait-il en exécutant la première partie de ce programme, puis la seconde. «Voilà ce que c'est que de jouer trop cher et d'être emmené loin de Paris tout l'hiver, par une maman inquiète!..» Jules, en effet, avait dû, au mois d'octobre précédent, avouer de très grosses pertes au baccara. Sa mère avait mis, pour condition au règlement de cette dette, que son fils passerait l'hiver avec elle à La Capite, une grande terre qu'ils possédaient en Provence, à mi-chemin entre Hyères et Saint-Tropez. Mme de Maligny était veuve. Elle adorait son enfant unique, ce garçon généreux intelligent, charmant, qu'elle avait follement gâté, – on saura, tout à l'heure, pourquoi, – mais les légèretés de ce caractère l'inquiétaient, maintenant, jusqu'à la torture. Le sang des Maligny, de ces Parisiens à moitié Slaves, lui était connu par une triste expérience: son défunt mari l'avait à moitié ruinée. Elle avait donc imaginé ce moyen d'enlever Jules plusieurs mois aux tentations de Paris. Par la même occasion, elle surveillerait d'un peu plus près une exploitation d'où dépendait le meilleur de leurs revenus. Ils étaient rentrés rue de Monsieur, dans le vieil hôtel familial, depuis trois semaines, et le jeune homme, qui s'était parfaitement amusé dans cet exil rustique, – il s'amusait toujours, et de tout, et partout, – commençait, malgré de solennelles promesses, à respirer avec gourmandise les effluves