L'Écuyère. Paul Bourget

Читать онлайн.
Название L'Écuyère
Автор произведения Paul Bourget
Жанр Зарубежная классика
Серия
Издательство Зарубежная классика
Год выпуска 0
isbn



Скачать книгу

enfant à laquelle il venait de rendre un si courageux service et si spontané? «Mais, alors, pourquoi ne m'a-t-elle pas donné son nom?.. Pourquoi?.. Son monsieur est peut-être jaloux… Peut-être ne veut-elle pas qu'il sache qu'elle est sortie ce matin, et seule… Dieu sait avec qui elle avait rendez-vous, quand elle a été attaquée par le chemineau!.. En tous cas, le monsieur, si monsieur il y a, fait rudement les choses. Il n'a pas lésiné sur le cheval. Quelle admirable bête, et comme cette petite s'y tenait!» Hilda était déjà cette petite! «C'est une Anglaise ou une Américaine. Il n'y a que ces femmes-là pour avoir cette souplesse et cette énergie. C'est égal, pour un joli début d'histoire, c'est un joli début… Et maman qui m'a ramené à Paris avec l'idée de me marier! Si elle savait!.. Il faudra expliquer les coupures de ma main. Bah! je trouverai. J'y penserai plus tard… Pour le moment, la grande affaire, c'est de ne pas manquer ma Dulcinée, puisque je joue les Don Quichotte, maintenant… Pourquoi diable a-t-elle paru si contrariée à l'idée de déposer une plainte?.. Elle veut consulter? Mais qui? Elle aura eu honte de mentionner un protecteur. C'est encore très anglo-saxon, cela… Bon! je la vois… Oui, c'est elle… Cette fois, je saurai qui elle est, ou je ne m'appelle plus Maligny…»

      L'innocente et farouche écuyère arrivait, en effet, juste à ce moment où Jules portait sur elle, dans sa pensée, un jugement qui l'eût consternée, si elle avait pu en connaître les termes et les comprendre. Elle approchait de la Porte-Dauphine, en longeant le trottoir de droite, au lieu de suivre l'allée cavalière, à gauche, – toujours dans le même désir d'échapper aux interrogations des habitués des Poteaux, qui la connaissaient. Maligny, lui, se tenait dans cette allée. Il passait, entre eux deux, tant de voitures et tant d'automobiles, dans cette avenue, la plus fréquentée de Paris à onze heures du matin, au printemps, que miss Campbell ne vit pas son sauveur, déjà transformé, de par les tristes lois de la brutalité masculine, en un suborneur. Elle franchit la grille au trot allongé de son cheval, contourna la petite gare, toujours à droite, et longea le boulevard Flandrin, qui longe lui-même la voie du chemin de fer. Maligny, qui venait par derrière, put de nouveau constater son talent équestre, dans une bataille contre son cheval, qui s'effara, cette fois, au sifflement d'une locomotive. Le Rhin, tout à l'heure si paisible, se défendit, pendant deux minutes, avec la sauvagerie d'une bête trop récemment débarquée, qui se sent sur le chemin de son écurie. L'adroite fille en eut pourtant raison, et, comme si de rien n'eût été, elle poussa l'animal, redevenu sage, dans la rue du Général-Appert, dans celle de la Faisanderie, dans celle de Longchamp, toujours sans donner aucun signe qu'elle remarquât le jeune homme, dont le cheval emboîtait le pas au sien, à trente mètres à peine. Il avait bien un peu de honte de son indiscrète chasse, mais le sort en était jeté. Il voulait savoir… Il la vit, enfin, qui tournait par la rue de Pomereu et qui s'engageait dans l'espèce d'impasse sur l'entrée de laquelle une grande pancarte transversale portait écrits ces mots: R. Campbell, horse dealer. L'insulaire n'avait pas daigné les traduire. La pensée que sa «Dulcinée» – comme il l'avait appelée mentalement – pût être la fille de ce marchand de chevaux, – par hasard, il le connaissait seulement de nom, – ne traversa pas une seconde l'esprit de Jules. Il pensa qu'elle avait son cheval en pension là, et il attendit qu'elle sortît, en allant et venant au milieu des embarras de la rue de Longchamp, les yeux sans cesse fixés sur l'entrée de la rue de Pomereu. Cinq minutes, dix minutes, vingt minutes s'écoulèrent ainsi. La jeune fille ne reparaissait pas.

      – «Elle se sera défiée,» se dit-il, «et défilée… Elle aura fait venir une voiture et sera partie par l'autre extrémité, celle qui donne sur la rue Mérimée…» Il venait de constater cette particularité. «N'importe. J'ai mon point de repère, maintenant… Avec un louis, un des garçons de l'écurie Campbell me donnera tous les tuyaux… Pour l'instant, allons nous faire panser la main. Elle commence à me faire très mal et mon poignet a enflé… Cette petite Anglaise est très jolie. Tout de même, je n'aimerais pas beaucoup à devenir manchot, fût-ce pour ses beaux yeux!..»

      III

      JULES DE MALIGNY

      La blessure, ou, plutôt, les blessures dont le jeune homme plaisantait ainsi, n'avaient rien de très grave. Elle étaient, cependant, assez profondes pour qu'une fois rentré rue de Monsieur, il dût s'aliter, en proie à une telle fièvre, que le médecin parut redouter une menace de tétanos. Il lui avait bien fallu raconter à sa mère une portion de la vérité. Mais toujours persuadé qu'il avait eu affaire à une aventurière de la galanterie, il avait simplement parlé d'une promeneuse attaquée par un rôdeur, dans une allée perdue du Bois, sans mentionner ni la beauté de la jeune fille, ni son âge. Mme de Maligny n'avait pas eu de motif pour l'interroger sur des détails dont elle ne pouvait soupçonner l'importance. Son caractère se trouve avoir exercé une action si directe sur la suite de cette aventure, qu'avant de pousser plus loin ce récit, il est indispensable d'en donner un crayon, comme aussi de celui de son fils.

      La mère de Jules était, au physique, une femme de plus de soixante ans, dont on devinait, à la voir, qu'elle avait été délicieusement jolie. La finesse de ses traits, la minceur de ses pieds et de ses mains, sa démarche et son port de tête suffisaient à dénoncer la Dame, même sans la grâce et la hauteur, tout ensemble, de ses façons. Si vous aviez passé un matin dans ces années-là, vers les sept heures, sur le trottoir de cette rue de Monsieur, une des plus tranquilles de ce tranquille quartier, vous n'eussiez jamais manqué de la rencontrer qui sortait de son hôtel. Depuis sa mort, une maison de rapport de huit étages a remplacé la vieille bâtisse entre cour et jardin, qui avait encore grand air, mais combien délabrée! Mme de Maligny allait ainsi à la chapelle des Bénédictines, tout près, entendre sa messe. Elle avait, si c'était l'hiver, une fourrure bien fatiguée, ses pieds aristocratiques étaient plébéiennement pris dans des socques de cuir épais. Si c'était l'été, son mantelet de soie noire – elle ne quittait jamais le deuil, depuis la mort de son mari – trahissait le travail d'une ouvrière prise à la journée, et son chapeau n'avait rien de commun avec les élégances de la rue de la Paix et de la place Vendôme. Pourtant, vous ne vous y seriez pas trompé une seconde: cette dévote aux bandeaux grisâtres, aux yeux bleus flétris par l'âge, au teint pâli par les jeûnes, qui trottinait seulette sur ce pavé, eût été parfaitement à sa place dans les carrosses du Roi, s'il y avait eu encore un «Château» – comme on disait sous la Restauration. Il est vrai qu'elle avait le droit de signer ses lettres, d'après la mode inaugurée par ses congénères du faubourg Saint-Germain, Nadailles-Maligny. – C'est leur façon de revendiquer leur noblesse d'origine, que d'accoler ainsi leur nom de jeune fille et leur nom de femme, et une impertinence tacite à l'égard de celles, parmi leurs cousines par alliance, qui ne sont pas nées. – Cette signature signifie que Mme de Maligny appartient à la grande maison des Nadailles, dont un des membres fut fait duc à brevet par Mazarin. Une telle distinction suffit pour classer historiquement une famille, en dépit de la boutade de Saint-Simon. «De ces ducs à brevet sans rang ni succession, le cardinal disait qu'il en ferait tant, qu'il serait honteux de ne pas l'être et de l'être… Les ducs non vérifiés n'ont ni fief, ni office, ni rien de réel dans l'Etat. Ils n'ont que les honneurs extérieurs et les marques des autres ducs, dont ils ne sont qu'une vide et futile écorce…» Il valait la peine de citer ces lignes, qui prouvent que l'on est toujours le vilain de quelqu'un. Saint-Simon daubait un duc de Nadailles, et il faisait lui-même, hausser les épaules à Louis XVI, qui se moquait de sa manie d' «étudier les rangs». Dédaigner en bas et être dédaigné en haut, c'est le triste lot de toutes les vanités. C'est aussi l'histoire de toute noblesse qui, n'étant pas une aristocratie sans cesse défaite et recrutée par l'embourgeoisement des cadets et l'accession, au contraire, des supériorités de la classe moyenne, s'immobilise et se fige dans cette attitude de mépris infligé et subi. Tous les malheurs passés et présents des hautes classes françaises dérivent de là. Cette philosophie paraîtra bien sérieuse, ainsi énoncée à propos d'une frivole anecdote de la vie parisienne d'il y a vingt ans. Mais les plus menus faits de la nature, s'ils sont regardés de près, peuvent servir, pour un observateur, à démontrer de grandes lois; et pourquoi refuserait-on, à l'historien des mœurs, le privilège d'appliquer la même méthode aux incidents qu'il raconte, en leur donnant leur pleine valeur par l'indication des causes? A quoi bon d'ailleurs excuser une disgression dont on