L'Écuyère. Paul Bourget

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Название L'Écuyère
Автор произведения Paul Bourget
Жанр Зарубежная классика
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Издательство Зарубежная классика
Год выпуска 0
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d'abord, en chevaux de chasse. C'est seulement par exception qu'il vendait des bêtes d'attelage. Ces chevaux de selle, il fallait bien les «mettre». Un de ses neveux, John Corbin, dit plus familièrement le grand Jack, se chargeait d'une partie de ce dressage. Il faisait l'éducation des montures d'hommes. Celle des montures de dames ressortissait à Hilda. De dix heures du matin jusqu'à six ou sept heures du soir, la jolie créature n'avait d'autre occupation que de se tenir en selle sur le dos de chevaux qui, bien souvent, n'avaient jamais senti une jupe frôler leur flanc. Ses belles tresses rousses massées sous son petit chapeau rond de feutre noir, une fleur à sa boutonnière et son joli buste serré dans le corsage sombre qui moulait ses fines épaules musclées, sa jambe prise dans la molletière de cuir jaune, l'éperon au talon, elle passait sa vie à manœuvrer de la rue de Pomereu à la porte du Bois, puis le long de l'allée des Poteaux et de la Reine-Marguerite, un des dear old boys ramenés, par son père, de quelque marché anglais. A pied, elle paraissait de taille moyenne. Sitôt en selle, à cause de son buste un peu long, elle semblait plus grande. Ses doigts gantés maniaient les rênes de bride et celles de filet avec cette sûreté légère qui traite les barres d'un cheval comme un virtuose les touches d'un piano. Ce petit tableau-là aussi, je le revois comme si c'était hier. L'animal danse et s'encapuchonne, il se traverse, il essaie de se dresser sur ses membres postérieurs, en tournant sur lui-même, pour jeter à bas cet insolite fardeau. La jeune fille ne bouge qu'à peine. On dirait qu'une magie émane d'elle. La souplesse de ses mouvements, le jeu de sa main, celui de sa jambe, rassurent le cheval. Il part, effaré au passage d'une automobile qui le frôle, – elles ne foisonnaient pas alors, – affolé au sifflement d'un train qui sort du tunnel de la Porte-Dauphine. L'écuyère le calme d'un mot, d'un geste, d'une caresse. Voici le Bois. Il jette son feu dans un temps de galop qu'elle lui permet… Une heure plus tard, quand elle rentre dans la cour de la rue de Pomereu, c'est au petit trot bien réglé de sa monture assagie, et elle saute à terre toute seule, sans que cette bataille avec la bête ait dérangé un seul des fils d'or fauve de sa chevelure, ni chiffonné la toile piquée de son col droit, ni froissé la basque de sa longue jaquette. Ses joues ont seulement rosi à l'air vif et dans l'ardeur de la course. Ses lèvres s'ouvrent sur ses fines dents blanches pour une respiration plus profonde, et un rien d'orgueil se lit dans ses yeux, tandis qu'elle flatte de la main le garrot fumant de son élève, lequel creuse le sol du sabot avec un dernier reste de révolte, – mais d'une révolte pourtant soumise.

      Quand la jeune et jolie dompteuse de chevaux rentrait ainsi de ses périlleuses séances de dressage, un homme était là, dans le yard, qui la regardait avec une admiration muette. Cet homme, d'ailleurs, – un autre type d'Anglais aussi bizarre que l'endroit lui-même, – était un personnage de peu de paroles. Quand il en émettait une, elle consistait, généralement, en un guttural monosyllabe. Ce personnage, dont les anciens habitués d'Epsom lodge ne mentionnent jamais le nom sans que la conversation se prolonge sur ses excentricités indéfiniment, s'appelait donc Jack Corbin. Il était le fils du frère de la feue Mrs. Campbell et le factotum de l'écurie. L'oncle Bob, quand il perdit sa femme, en 1898, quatre ans avant l'époque où commence ce récit, aurait certainement vendu à l'encan tous ses chevaux et renoncé à son fructueux commerce, si Jack ne s'était trouvé là. Il faut ajouter que la mère de Hilda avait été emportée dans des circonstances particulièrement tragiques de soudaineté. Elle était allée au «service», comme cette famille de fidèles anglicans fait tous les dimanches, au temple national de la rue d'Aguesseau. C'était au mois de décembre. Elle prit froid dans le «tonneau» qui la ramenait à la maison, les principes du marchand de chevaux lui interdisant la voiture fermée, quelle que fût la saison. Une pneumonie double se déclara, qui emporta la pauvre femme en quarante-huit heures. Campbell et Hilda furent comme fous pendant plusieurs semaines durant. Il est vrai que, fidèles à la grande règle de l'éducation britannique: dont show your feeling (ne montrez pas vos sentiments), ils n'ont jamais rien exprimé de ce qu'ils sentaient, même dans cette première heure de leur désespoir. Mais on ne les a pas vus, de tout un mois, dans l'écurie. Il fallait, cependant, aller en Angleterre chercher des chevaux, – Jack y est allé, – surveiller le foin et l'avoine de ceux de Paris, leur pansement, la quantité d'exercice à leur donner, répondre aux clients, essayer les bêtes nouvelles, confirmer les anciennes, expédier les vendues, débattre les prix. Ce grand garçon à mine de clown, qui, lui, savait à peine le français, exécuta ce tour de force. La maison Robert Campbell ne manqua pas une bonne occasion, pendant cette réclusion, au sortir de laquelle le veuf et l'orpheline recommencèrent de vivre leur vie comme devant. L'oncle dit seulement à son neveu, en l'appelant du même terme affectueux que ses chevaux:

      – «You are a dear old boy, Johnny. » (Vous êtes un cher vieux garçon, mon petit John.)

      Et Corbin avait émis une espèce de réponse inintelligible qui rappelait fort un ébrouement. Mais, à force de fréquenter ces animaux, n'était-il pas arrivé à leur ressembler? Son long visage maigre avait pris la ligne busquée d'un profil de cheval, ce que les maquignons de là-bas appellent le «nez romain». Il était mince et ensellé comme un pur sang. Quel âge avait-il alors? Le même qu'aujourd'hui, je gagerais, s'il existe encore… Son extrait de naissance lui aurait donné trente-cinq ans ou cinquante, que vous n'auriez été étonné ni dans un cas, ni dans l'autre, tant le cuir tanné qui lui servait de peau avait été bistré, brûlé, gaufré par le vent, le soleil, la pluie. Son existence, depuis qu'il avait été mis en selle, à peine capable d'empoigner une crinière, s'était passée tout entière dehors, sans autre couvre-chef qu'une casquette en drap brouillé. En réalité, à cette date de 1902, il avait quarante-trois ans. Des mains, fortes à étrangler un bœuf, terminaient ses longs bras. Ses jambes démesurées, maigres et nouées de muscles durs comme des cordes d'acier tressé, s'achevaient par des pieds proportionnés aux mains. Il était chaussé, du lever au coucher, de bottines tellement astiquées de crème jaune, qu'elles avaient la couleur du buis. Des jambières d'un ton pareil serraient, on ne peut pas dire son mollet – où ce renflement se serait-il placé? – mais son tibia. Lui aussi ne quittait jamais, quelle que fût, par ailleurs, son occupation, son costume de cavalier. Avec ces formidables pinces, il n'avait pas plus tôt enfourché une bête, que celle-ci pouvait sauter, ruer, se secouer. Un étau de fer l'étreignait. Elle se serait roulée sur le dos, qu'elle n'aurait pas désarçonné son écuyer. Un jour, la chose était arrivée. Au cours d'une chasse dans la forêt de Chantilly, le cheval que montait Corbin avait manqué des quatre pieds. Il était tombé sans que le cavalier desserrât les genoux. L'animal ne s'était arraché de cette prise qu'après une lutte désespérée. En se relevant, le fer d'un des sabots de derrière avait littéralement scalpé le malheureux homme. La peau du front fut comme coupée avec un couteau, d'une oreille à l'autre. Une hémorragie suivit, si forte qu'elle sauva le blessé du transport au cerveau que devait provoquer un tel coup. Les chirurgiens ont rabattu cette calotte sanglante qui pendait. Ils l'ont recousue tellement quellement. Jack avait guéri, mais un long bourrelet rouge marquait la suture, juste à la racine des cheveux, qui avaient tous disparu. Un traitement électrique les a fait plus tard repousser, floconneux, légers, comme ceux d'un petit enfant. Ce terrible accident n'avait pas embelli cette physionomie déjà si peu faite pour inspirer l'amour. Aussi Jack Corbin, qui avait toujours été un peu misogyne, comme sont volontiers les professionnels d'un athlétisme quelconque, l'était-il devenu davantage encore. Il était visible, aux moins réfléchis, qu'il souffrait, lorsqu'une des clientes de la maison de la rue de Pomereu venait demander à voir un cheval, et que, ni le patron ni sa fille n'étant là, il devait faire les honneurs de l'écurie.

      Il n'était pas moins visible que, dans son antipathie pour le sexe, ce women hater, – les Anglais, ce peuple de sportsmen, ont créé un mot pour une disposition fréquente chez eux – ce «haïsseur de femmes», donc, faisait une exception pour sa cousine. Il avait pour elle, dans le regard, quand il ne se croyait pas observé, une tendresse analogue à celle de Birnam et de Norah, les deux terriers de l'île de Skye, lesquels allaient et venaient dans la cour, entre les pieds des chevaux et les jambes des gens, si bas sur pattes et si velus, qu'ils semblaient d'énormes manchons en train de rouler à terre. Leurs yeux bruns de braves chiens très gâtés dardaient, à travers leurs longs poils d'un gris noir, la même lueur émue que les yeux bruns de John Corbin sous la visière de sa casquette,