L'Écuyère. Paul Bourget

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Название L'Écuyère
Автор произведения Paul Bourget
Жанр Зарубежная классика
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Издательство Зарубежная классика
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riche où nourrir leurs racines, ni vitale atmosphère où épanouir leurs branches. Pourtant, la première sève du printemps courait sous leurs chétives écorces. Elle éclatait en frais bourgeons, qui mettaient, sur ces ramures, un papillotage de petites feuilles vertes frissonnantes au vent. L'or du dôme des Invalides prenait des teintes douces dans l'air bleu. Le jeune homme aspirait cette belle matinée en ouvrant, à la brise grisante, ses poumons de vingt-cinq ans. Il éprouvait cette allégresse du chasseur qui se prépare à battre un fourré de broussailles. Il haussait les épaules à l'idée du médecin et de son conseil: «Quand un savant se mêle d'être aussi un dévot,» se disait-il, «il devient un peu fou.» Graux, en effet, ne se contentait pas d'être catholique pratiquant, il appartenait – ceci soit dit pour expliquer le singulier discours tenu par lui à son malade, – à cette école dont une célèbre lettre du professeur Charles Richet au docteur Dariex, sur les phénomènes psychiques, a formulé le programme: «Faire passer certains phénomènes, mystérieux, insaisissables, dans le cadre des sciences positives.» Notons en passant cet autre phénomène non moins mystérieux: – beaucoup de ces médecins, qui ont exploré ainsi, avec des méthodes expérimentales, les étranges domaines du somnambulisme et de la double vue, de la lecture de pensée et des pressentiments, des dédoublements de personnalité et de la communication avec les morts, aboutissent à des conclusions d'un mysticisme complètement opposé à leur point de départ! La même aventure est arrivée au premier psychologue d'Amérique, M. William James, et au regretté fellow de Cambridge, M. Frédéric Myers. Concluons-en que le mot de Shakespeare, de cet admirable visionnaire des réalités profondes de l'âme, est strictement vrai. – Comme on le devine, Jules de Maligny ne s'était jamais donné la peine de pousser dans ce sens ses réflexions. Mais son hérédité slave se manifestait aussi par un goût pour l'extraordinaire. Il avait pris part, avec M. Graux, à plusieurs séances avec des médiums, et son tour d'esprit était assez voisin de la superstition pour que cette phrase de funeste présage, énoncée par le médecin, le poursuivit dans ces tout premiers instants. «Oui, il est un peu fou…» se répétait-il donc. «Et il m'a impressionné! Voilà ce que c'est que d'être resté si longtemps à la maison et de m'y être anémié… Mais c'est comme au jeu; quand il y a, au tableau, quelqu'un qui porte la guigne, je perds toujours. On n'est pas influençable comme cela!.. Si le vieux Maligny avait été aussi pusillanime quand il fonçait sur l'artillerie du comte de Mesgue, aux cris de: France! France! Charge! Charge! Vieilleville! il n'aurait pas pris ces canons…» Jules contournait les fossés des Invalides, en ce moment, et regardait les couleuvrines armoriées qui allongent leur cou de bronze au-dessus du parapet. Trois d'entre ces antiques joujoux de guerre passent, à tort ou à raison, chez les Maligny, pour avoir été enlevés sur les Espagnols par le plus connu de leurs ancêtres, dans ce combat si pittoresquement raconté par Carloix, où les troupes françaises sont décrites marchant devant Metz «toujours en bon ordre, à la lueur de lune qui les esclairoit en ciel fort espare.1

      Quand Jules était tout petit, son père l'avait souvent amené là, pour lui montrer ces soi-disant trophées de la bravoure de leur lignée. En sa qualité de descendant d'une noble race, jeté, par la destinée, hors des traditions militaires, la seule qu'il eût su maintenir, le jeune homme transposait étrangement la leçon d'audace donnée par ces reliques. «Passe avant, Maligny!», se disait-il, «et ne pensons qu'à vaincre… L'amour, c'est une guerre. Nous allons en reconnaissance et nous hésitons! Monsieur Jules de Maligny, vous allez vous donner votre parole de savoir qui est votre inconnue, aujourd'hui même, – et vous la tiendrez…»

      C'est dans ces dispositions d'enquête immédiate et vivement poussée que ce frivole héritier d'un grand nom débouchait de la rue de Longchamp. Tout à coup, au tournant de celle de Pomereu, où il avait vu disparaître la milady du milord, – comme disait le docteur Graux, en bon Gallo-Romain rebelle à toute connaissance exacte du parler anglais, – un tableau très inattendu l'immobilisa de surprise. Un groupe se tenait devant la porte de l'établissement dont l'enseigne portait toujours le sacramentel: R. Campbell, horse dealer. Quatre personnes le composaient. Un gros homme court d'abord, aux favoris coupés à la hauteur des ailes du nez, flegmatique et grave dans un complet d'une de ces laines aux couleurs brouillées où les Ecossais retrouvent toutes les nuances, à la fois vives et fondues, de leurs moors: – le brun du sol, le vert du feuillage de la bruyère, le rose de ses bouquets, le gris de la pierre affleurante. A côté de Bob Campbell, son neveu, l'homme au front scalpé et aux interminables jambes, l'osseux et jaune Jack Corbin, tenait un fouet qu'il se préparait à faire claquer. Un monsieur et une dame, mis avec la correction un peu cherchée de deux Parisiens de haute vie, restaient debout sur la margelle du trottoir. Les uns et les autres suivaient les évolutions d'un grand cheval cap de maure, que manœuvrait, dans l'étroite rue, une jeune femme, ferme sur sa selle, le front barré d'une raie volontaire, les yeux attentifs aux mouvements des oreilles de la bête, la bouche serrée dans un pli d'intense résolution. C'était Hilda. Elle présentait à des acheteurs un animal importé de la veille et que l'audacieuse enfant ne connaissait pas. Ces gens avaient remarqué, dans l'écurie, la belle robe gris-ardoise de cet Irlandais d'un galbe très pur. Il s'agissait, pour le gros Bob, de trois mille francs à gagner du coup, sans frais. La bête lui en coûtait, rendue chez lui, deux mille et il en demandait cinq. Il avait dit à Corbin, – car c'était la dame qui voulait le cheval pour son usage: – «Jack, mettez-lui une selle de femme…», et à sa fille: – «Montez-le, Hilda…» Et la jeune fille était là, qui calmait l'animal, étonné. Avait-il jamais senti une jupe frôler son flanc? A le voir se grandir chaque fois que l'écuyère le touchait de la jambe, il semblait bien que non. Pourtant, après quelques essais de révolte, il s'était mis à trotter d'une manière à peu près réglée, la tête haute, frémissant, la narine crispée, mais dompté par la légère et juste pression du filet… Tout d'un coup, et au moment où Hilda, après l'avoir fait tourner sur lui-même, puis reculer, comme au manège, le mettait au galop doucement, elle aperçut, debout à l'autre extrémité de la rue, Jules de Maligny qui la regardait. Son saisissement fut tel qu'un flot de sang lui monta au visage et qu'une contraction lui secoua le bras. Le cheval sentit, dans sa bouche, le contre-coup meurtrissant de ce choc nerveux. Il secoua sa tête noire et se détendit en deux sauts de mouton pour se débarrasser de celle qui venait de lui faire ce mal. Mais Hilda avait déjà repris son sang-froid et la présentation de l'animal continua sans qu'aucun accident eût gâté le charmant spectacle de tant de grâce unie à tant de courage. Le cheval et son écuyère disparurent derrière la porte de l'écurie Campbell, et les quatre spectateurs de cette dangereuse expérience, si heureusement finie, suivirent à leur tour.

      – «Elle veut acheter une nouvelle bête?..», s'était dit Maligny. «Et quelle bête! Le milord est plus généreux encore que je ne croyais… Mais pourquoi ne fait-il pas essayer par un professionnel les chevaux qu'il donne à sa petite amie? Celui-là ne savait rien de rien, et cabochard, avec cela? J'ai bien cru qu'il la déposait… Décidément, elle monte comme une centauresse…» Et riant à sa propre pensée: «Ce qui est bien, entre parenthèses, la plus sotte des comparaisons, car c'est justement la chose qu'un personnage, mâle ou femelle, de l'espèce centaure ne peut pas faire, de monter à cheval. Il en est un lui-même…» Puis, résolu: «Vous ne me sèmerez pas une seconde fois, belle dame, puisque, en dépit des augures du morticole Graux, notre seconde entrevue paraît devoir marcher si bien…» Songeur: «Mais, a-t-elle rougi de me reconnaître! A-t-elle rougi!.. Ça bichera, pourvu que je suive la méthode de l'ancêtre: France! France! En avant! Vieilleville!… Fichtre! Elle en vaut la peine. Est-elle jolie! Lequel de ces trois hommes était le milord? Le gros devait être le marchand. Le maigre, l'écuyer de la maison. Reste l'autre, qui n'avait pas l'air d'un Anglais… Et la dame?.. Ce sera une camarade. D'ailleurs, qui m'a dit que le monsieur de cette petite est un Anglais? L'individu qui venait prendre de mes nouvelles, de sa part, ne pourrait-il pas être un groom, tout comme ce grand faraud avec son fouet?..»

      Sur ce monologue, aussi peu perspicace qu'il était peu édifiant, l'aimable étourdi pénétrait dans la cour, pavée, sablée et entourée de box, au centre de laquelle le marché se continuait. Bob Campbell et sa fille semblaient n'y prendre aucune part. Celle-ci flattait de la main, distraitement, l'encolure



<p>1</p>

Mémoires de Vieilleville, livre VI, chap. xxv: espare, vieux mot pour dire net.