L'eau profonde; Les pas dans les pas. Paul Bourget

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Название L'eau profonde; Les pas dans les pas
Автор произведения Paul Bourget
Жанр Зарубежная классика
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Издательство Зарубежная классика
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calculât la portée, comme un écho des phrases qu'elle s'était prononcées tout bas après la découverte étonnante de cette après-midi. Son instinct de maîtresse avait touché Chaligny, juste au point où un mot pouvait lui faire du mal. Elle le connaissait si bien! La physionomie tourmentée et changeante de cet homme l'indiquait, le trait principal de son caractère était l'incertitude. C'était un garçon rongé de timidité, avec des attitudes volontiers cassantes. Cette passion, – car c'en est une, au sens profond du terme, qu'une timidité véritable, – déconcerte la plus subtile analyse. A demi physique, à demi morale, elle tient à cette fibre la plus intime de l'être, où se consomme l'union de nos deux natures, l'animale et l'autre. Son effet le plus constant est une vacillation de l'intelligence à la fois et de la volonté, l'une ne sachant pas affirmer avec certitude, l'autre ne sachant pas agir avec décision. Chose étrange! Cette défiance de soi joue parfois la supériorité. Les succès de Chaligny dans ses affaires en dérivaient. Il s'était appliqué à rester toujours derrière ceux qu'il voyait réussir, avec un bon sens que les résultats proclamaient une force; ce n'était en réalité qu'une faiblesse. Il avait été le même dans le mariage, faible, toujours faible, ne se livrant pas, n'osant pas se livrer, paralysé par sa femme et la paralysant, elle si sensible aussi. Il n'y a pas de disposition plus propice aux malentendus de l'existence commune que l'excès d'impressionnabilité. Quand la cohabitation quotidienne n'a pas raison de la timidité, elle l'exaspère. Cette espèce d'effarouchement moral, encore aggravé par la réserve de Valentine, que ce mari gauche et susceptible prenait pour de la froideur, avait empêché qu'il n'éprouvât avec sa femme cette sensation de l'amour partagé, sans laquelle aucune union n'est complète. C'était par les appétits de sensualités, demeurés insatisfaits dans la vie conjugale, que Jeanne l'avait attiré et qu'elle le retenait. Elle le savait, et elle savait aussi qu'en gardant à sa femme une estime inentamée cet hésitant restait vis-à-vis de son propre ménage à l'état d'incertitude. Il ne comprenait pas Valentine tout entière, et, par instants, il en avait peur. Jeanne en eut la preuve, d'abord durant le dîner qu'il passa dans le mutisme d'un homme qu'une idée préoccupe, – ne lui parlant à elle et ne parlant à son autre voisine, qui était la peu indulgente Mme de Bonnivet, que juste autant qu'il fallait pour ne pas paraître grossier. Puis, lorsque levés de table, il put enfin se trouver seul à seule avec Jeanne dans un angle du salon, ce fut par une allusion à l'énigmatique petite phrase qu'il reprit l'entretien interrompu dès le premier service:

      – «Vous avez été bien peu gracieuse avec moi», lui dit-il de cette voix rentrée qui ne veut pas qu'une seule syllabe arrive à d'autres oreilles, et que tant d'amants ont la naïveté d'adopter pour leurs aparté du monde! – «Oui, bien peu… Je ne m'y attendais guère, d'une amie qui regardait comme un bonheur de passer une heure ensemble. Est-ce de m'avoir peiné que vous m'en voulez?»

      – «Moi?» fit-elle. «Je vous ai peiné? Et comment?..»

      – «Vous le demandez?..» répondit-il. «Comment?» insista-t-il. «Mais vous savez que je souffre de nos relations avec Valentine, et l'on croirait que vous faites exprès de me rendre ces relations plus difficiles, en m'inquiétant à leur sujet. Qu'avez-vous prétendu quand vous m'avez dit à propos du chagrin que j'appréhendais pour elle, si jamais elle soupçonnait nos rapports: En êtes-vous bien sur?.. Et le reste…»

      – «Je n'ai rien prétendu du tout», répondit-elle. «Votre terreur de troubler le repos de cette chère Valentine vous égare. Vous me forcez de vous répéter encore une fois qu'il eût été plus sage d'y penser auparavant, oui, plus sage… et plus charitable, pour moi. J'ai voulu dire tout simplement qu'elle n'est pas sotte et qu'elle sait probablement la vérité sur nos sentiments. Ce qui prouve que son amitié pour vous n'est pas ce que votre fatuité imagine, et qu'elle ne tient peut-être pas à vous autant que vous croyez. Voilà tout… Il y a longtemps que je vous le répète, et que votre terreur n'est qu'une chimère… Nos sentiments», ajouta-t-elle, «c'est les miens que je devrais dire. Vous n'avez, vous, d'émotions que pour elle… Je ne le supporterai pas toujours…»

      Elle s'éventait, en lançant cette menace de rupture, avec un sourire de défi. Les rapides allées et venues des blanches et souples plumes d'autruche faisaient flotter autour d'elle un subtil effluve du parfum dont sa lingerie la plus secrète était pénétrée. Elle se sentait en beauté, et elle hochait sa petite tête d'un geste qui dessinait mieux la blanche attache de son cou. Ses yeux bruns clignaient à demi, et leur regard provoquant allait chercher au fond des prunelles de Chaligny la pensée fuyante. Cet homme, passionné et complexe, qui, pendant le dîner, n'avait été préoccupé que de sa femme, et qui, si souvent, désirait d'en finir avec une liaison, criminelle pour sa conscience, éprouva soudain, – comme si souvent encore, – un de ces passages de désir qui jettent leur victime dans un désarroi de toutes les énergies raisonnables. Il répondit d'une voix plus basse:

      – «Tu sais trop bien que je n'aime que toi. Mais c'est vrai que nous nous voyons trop peu en ce moment, et alors je me fais des idées noires… Cette semaine, je dois encore aller à Pont-sur-Yonne pour trois jours. Veux-tu venir chez nous avant? Veux-tu demain?..»

      – «Oui», dit-elle, à voix basse aussi et en changeant tout à coup de ton, comme si l'émotion contagieuse de son amant la gagnait, «à quatre heures… Je vais me dégager de Valentine», ajouta-t-elle à haute voix, en prononçant cette fin de phrase avec assez de force pour que Mme de Chaligny, qui était assise à quelques pas d'eux, sans que son mari l'eût remarquée, retournât la tête, et, désireuse de se débarrasser d'un pénible entretien avec le maître du logis, le pesant Sarliève, elle interpella sa cousine:

      – «Vous parlez de Valentine», demanda-t-elle, «qu'en disiez-vous?..»

      – «Beaucoup de mal…» répondit l'impudique Jeanne. Elle vint s'asseoir à côté de celle qu'elle trahissait abominablement depuis une année, et qu'elle se préparait à perdre sans retour quand elle posséderait tout le secret dont elle avait seulement surpris des indices. – Mais quels indices! – Et elle se pencha, comme pour examiner un des bracelets que sa rivale portait au bras, de façon que leurs deux têtes fussent tout auprès l'une de l'autre, et alors elle regarda Chaligny. Elle aimait à se prouver son pouvoir sur lui en le forçant d'assister à des scènes d'intimité qui le dégradaient. Elle devinait qu'en ces moments-là il se méprisait. Elle croyait, et non sans logique, qu'elle désarmait ainsi sa résistance. On est très faible quand on a cessé de s'estimer, et il lui fallait cet homme faible, plus faible encore, pour des combinaisons qu'elle avait toujours entrevues comme si lointaines, comme impossibles… Voici que l'événement de cette après-midi, corroboré par le mensonge indiscutable de Mme de Chaligny ce soir, les précisait pour la première fois.

      IV

CERTITUDES

      Ces combinaisons, – ou, plus justement, cette combinaison, – c'était le divorce de Chaligny. Avec la nature suggestionnable que Jeanne lui connaissait, comment n'eût-elle pas été conduite presque aussitôt sur cette route? Le hasard venait de placer dans ses mains une telle arme! Comment n'être pas tentée de l'utiliser? On a vu déjà que parmi les rêves qui hantaient ses amertumes de demi-déclassée, le plus chimérique, mais aussi le plus familier était celui d'un nouveau mariage. Pour cela, il était nécessaire qu'elle fût libre. On a vu encore qu'elle comptait, pour cette liberté, sur l'initiative de son mari, et d'après quel article du code, plus ou moins exactement interprété. Mais elle s'était dit souvent qu'au besoin elle prendrait elle-même cette initiative, si jamais elle tenait à sa portée l'occasion de ce second mariage. Cette occasion, la destinée ne semblait-elle pas la lui offrir? Elle était la maîtresse de Chaligny. Elle avait le droit, d'après le code féminin, de prétendre qu'il l'avait séduite, n'ayant jamais eu d'autre amant que lui, et qu'il lui devait de l'épouser, si jamais elle et lui devenaient libres… – Libres?.. – Ce mot, toujours le même, l'obsédait comme un refrain d'espérance. Libre? Elle pouvait l'être, avec une démarche judiciaire. Libre? Chaligny pouvait l'être, si vraiment sa femme le trompait et qu'il en tînt la preuve. Par qui l'aurait-il, cette preuve? Serait-ce par elle, Jeanne?.. La tentation de dénoncer le secret surpris avait effleuré l'envieuse, on se le rappelle, dès les premières