L'eau profonde; Les pas dans les pas. Paul Bourget

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Название L'eau profonde; Les pas dans les pas
Автор произведения Paul Bourget
Жанр Зарубежная классика
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Издательство Зарубежная классика
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moyen de ne pas perdre le fil qu'une fantastique chance mettait dans ses doigts. Il lui sembla imprudent que même une personne de leur connaissance la rencontrât dans le voisinage de ce grand magasin, tant elle appréhendait que sa présence là, cette après-midi, fût dénoncée à Mme de Chaligny. Elle ne reconquit un peu de calme qu'au moment où, remontée dans sa voiture à elle, elle eut dit à son cocher de la ramener rue Barbet-de-Jouy.

      – «Est-ce possible?..» se répétait-elle tandis que le cheval de louage allait le long des Tuileries d'abord, puis sur le quai, et par le pont de Solférino. Quoi qu'elle en eût, tant de preuves de délicatesse données par Valentine depuis leur lointaine enfance s'élevaient dans son esprit, plaidaient pour la soupçonnée, luttaient contre la flétrissante hypothèse suggérée soudain par l'indice implacablement accusateur. Il y a pourtant des femmes qui font des charités cachées. Si Valentine allait chez des pauvres, tout simplement, et sans sa voiture, parce que ces pauvres, par exemple, habitaient un quartier perdu, où son équipage eût causé un scandale, où ses gens eussent risqué d'être insultés?.. Dans ce cas, serait-elle entrée dans le magasin comme une coupable, habillée de couleurs sombres, craignant visiblement d'être suivie? En serait-elle sortie avec cette hâte et dans ces conditions? Les quartiers les plus humbles, aujourd'hui, avoisinent un boulevard, une place, un square, où une femme riche et généreuse vient avec ses chevaux, quitte à prendre là une autre voiture… «Mais si Norbert lui a défendu ces charités?.. C'est bien facile à savoir. Je n'ai qu'à le lui demander, à lui…» La main de Jeanne esquissa le geste de serrer la petite poire dont l'appel communiquait avec le siège. Elle voulait donner au cocher l'ordre de s'arrêter en route à l'hôtel de la rue de Varenne. Telles étaient les commodités que les prérogatives du cousinage assuraient à son adultère. Elle laissa retomber la boule de caoutchouc, sans l'avoir pressée: «Ce serait la livrer, si elle est coupable. Cela, je ne le ferai pas…» Une toute première tentation, – pas même, l'ombre de l'ombre d'idée d'une dénonciation – venait d'effleurer sa pensée. Le même sentiment qui, depuis des années, la rendait envieuse de Valentine l'avait aussitôt inclinée à une attitude de générosité. Elle s'y roidit, non sans une nuance de l'habituelle aigreur: «Je ne le ferai pas…», se répétait-elle, et elle se disait encore: «A quoi bon d'ailleurs? Est-ce que je ne sais pas que Norbert ne s'occupe jamais de ses sorties? Il a en elle une confiance si absolue. Je l'avais aussi… C'est égal. On n'agit pas comme je viens de la voir agir, sans de bien graves raisons… Car enfin, elle pouvait être vue par quelqu'un d'autre que moi et qui ne serait pas si indulgent… Où allait-elle?.. Ah! je le saurai. Mais comment?»

      La nuit tombait, et Mme de La Node était rentrée chez elle depuis plusieurs heures, qu'à travers les multiples occupations de cette fin d'après-midi: – écrire des billets, recevoir quelques visites d'intimes, vaquer à sa toilette du soir, – elle n'avait pas cessé de se poser cette question, sans trouver la réponse: «oui, comment?» De telles enquêtes sont déjà malaisées à un homme qui a pourtant ce privilège de se glisser partout presque inaperçu. Elles sont quasiment impossibles à une femme jeune, jolie et un peu élégante. Songez donc. Il lui est interdit de sortir de chez elle habillée dans des toilettes qui ne soient pas de son rang. Cette seule nécessité limite son champ d'action d'une manière terriblement étroite. Restent les agences privées, dont les prospectus, avec promesse de discrétion et de célérité, arrivent de temps à autre, par les soins de la poste, aux diverses personnes qui figurent, à un titre quelconque, dans un des annuaires du monde parisien, grand ou petit. Jeanne connaissait trop le danger de pareils procédés, grâce aux propos des hommes de cercle parmi lesquels elle vivait depuis dix ans, pour s'exposer de gaieté de cœur à des risques certains d'exploitation, peut-être de chantage. Révéler à des policiers véreux son passionné désir de savoir le secret de sa cousine, autant les mettre sur la voie d'un autre secret, le sien. Ces obstacles, dressés devant la curiosité du monde, expliquent comment tant d'histoires devinées et colportées sous le manteau demeurent toujours invérifiées, partant niables. Peu de personnes prennent, à les connaître dans leur détail exact, un intérêt assez grand pour passer outre à tant de difficultés. La plupart restent dans une incertitude qui leur permet de rapporter pêle-mêle de justes indices et d'infâmes calomnies, en soulageant leur conscience par les phrases classiques: «Après tout, ce n'est peut-être pas vrai!.. – S'il fallait croire tout ce que l'on raconte!.. – Moi, je n'en ai rien vu, et on est si méchant!..» formules pires, dans leur fausse indulgence, que les médisances qu'elles ont la prétention d'atténuer. Elles attestent trop ce qu'il y a de léger dans les cruautés de salon, et comme l'indifférence s'y mélange à la férocité. Mais ce n'était pas en face d'un méchant propos que se trouvait Mme de La Node, c'était devant un fait, et gros de tant de conséquences! Comment l'élucider, à elle seule, sans se hasarder dans aucune compromission dangereuse, quand elle avait à lutter contre une finesse de femme si avisée qu'un incroyable concours de circonstances avait seul mis sa plus proche parente, presque sa sœur, sur cette piste si vague, si perdue déjà? Cette recherche représentait une tâche à décourager toutes les patiences, mais pas celle d'une envieuse. Lorsqu'un peu avant huit heures la petite baronne sortit de chez elle pour aller dîner en ville chez des amis communs, les Guy de Sarliève, – elle devait justement y retrouver Valentine, – sa résolution de tirer au clair l'énigme soudain surgie à son horizon était aussi irrévocable qu'un serment corse, et sa première action déjà arrêtée.

      Cette ardeur d'une chasse commençante – la plus forte des sensations pour les nerfs d'une Parisienne de sa classe, prisonnière de si monotones habitudes – donnait à sa beauté, d'ordinaire un peu maussade, une animation singulière. Ses yeux bruns, auxquels manquait souvent le regard, avaient de l'éclat; son teint, habituellement sans fraîcheur, avait du coloris; toute sa personne, volontiers tendue et sèche, de la vitalité et du mouvement. Son impatience de revoir sa cousine l'avait fait se rendre un peu trop tôt dans la maison où elles dînaient, si bien que cette nervosité était portée à son plus haut degré quand Mme de Chaligny, qui par hasard arriva la dernière, entra, suivie de son mari, dans le hall où les convives, – quatorze en comptant les nouveaux venus – étaient réunis. La marquise avait cette physionomie de douceur et de réserve qu'elle savait garder même dans l'apparat d'une grande toilette qui mettait à nu, comme celle-ci, ses fines épaules pleines, ses jolis bras à peine duvetés, sa nuque délicate et robuste, toute la grâce épanouie de sa trentième année. C'était la tendresse que cette charmante tête aux cheveux blonds, éclairée par ces prunelles d'un bleu si caressant, – et c'étaient la pudeur et la pureté. Elle portait, ce soir-là, une toilette de forme Louis XIII, d'une tonalité rose un peu éteinte, avec des incrustations de guipure ancienne, des nœuds de satin et des ferrets de diamants. La manière dont elle se coiffait, en deux épais bandeaux d'où s'échappaient, sur le front, de petites boucles, s'harmonisait à cette toilette. Elle rappelait ces portraits du premier tiers du dix-septième siècle, qui réalisent si complètement le type exquis de la Française d'autrefois, par un alliage unique de finesse et de distinction, de féminilité et de raison, de gentillesse et d'honnêteté.

      – «Est-elle délicieuse, cette petite Chaligny!..», dit quelqu'un derrière Mme de La Node, «et faut-il que Chaligny soit un fou pour ne pas le voir, puisqu'il paraît qu'il court!..»

      C'était le duc d'Arcole qui parlait ainsi, en s'adressant à son voisin, lequel se trouvait être un des frères Mosé, le comte Abel, l'un des Parisiens les plus avisés du Petit Cercle, aussi avisé que Lucien d'Arcole est étourdi. L'excuse de ce brave colonel au nom glorieux est que, même en permission, il ne pense qu'à son régiment. Il n'avait pas pris garde que la maîtresse de Chaligny, et qu'il savait telle, était devant lui. Un léger coup de coude que lui donna Mosé l'avertit soudain de sa «gaffe». Jeanne, qui les voyait l'un et l'autre dans un coin de sa glace, put remarquer, et ce geste pourtant bien dissimulé de Mosé, et que d'Arcole rougissait un peu. De constater, à de très petits indices, comme ceux-là, que son aventure avec le mari de sa cousine était soupçonnée, l'irritait toujours. Il lui fut presque intolérable à cet instant que cet éloge de cette cousine enveloppât une expression, même contenue, du blâme dont elle se sentait frappée par le monde. Elle aurait voulu pouvoir crier à Mosé, à d'Arcole, à toutes les personnes présentes, qui toutes, elle en