L'eau profonde; Les pas dans les pas. Paul Bourget

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Название L'eau profonde; Les pas dans les pas
Автор произведения Paul Bourget
Жанр Зарубежная классика
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Издательство Зарубежная классика
Год выпуска 0
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élégante hospitalité. – Mais ce lundi-ci, et après l'épisode de l'après-midi, une seule impression la dominait, un désir, presque un besoin de revoir la visiteuse de la petite maison clandestine; d'épier, d'étudier sa physionomie. Elle voulait jouir du contraste entre la marquise de Chaligny fière et parée, respectée et vertueuse, qui trônait dans le cadre opulent de sa royauté mondaine, et l'adultère voilée, vêtue de sombre, en train de suivre une rue perdue dans un lointain faubourg. Elle était arrivée exprès, un peu tard, pour être sûre de trouver Valentine installée. Ce lui fut une déception, dès son entrée dans l'arrière-salon qui précédait la loge, de ne pas apercevoir les cheveux blonds cendrés, les doux yeux bleus et le profit délicat qu'elle espérait, mais seulement Mme de Bonnivet et sa petite tête de coquet oiseau de proie; la lourde carrure du duc d'Arcole; la pâle, la fine figure sans âge d'Abel Mosé, et le masque tourmenté de Chaligny, qui devança son interrogation en lui disant:

      – «Valentine m'a demandé de l'excuser auprès de vous, ma chère Jeanne. Elle s'est sentie souffrante au dernier moment, et elle s'est couchée…»

      – «Ce n'est rien de grave, au moins?» interrogea-t-elle.

      – «Non», répondit-il, «une simple migraine…» Puis, dans l'entr'acte, et quand ils furent assis, la jeune femme et lui, sur le même sofa, dans le petit salon où les autres hôtes de la loge eurent la discrétion de les laisser en tête à tête, sans que le mari ombrageux s'en offensât, cette fois: «Je ne sais pas ce qu'elle a,» commença-t-il à voix basse. «Elle avait été parfaitement bien ce matin. Elle avait fait des visites cet après-dîner. Elle a reçu, comme d'habitude, à cinq heures. A six heures, votre tante de Nerestaing est venue. Je me suis renseigné. Elles ont été seules une demi-heure. Je suis arrivé sur la fin de leur conversation. A leur saisissement à toutes deux, au regard de Valentine, j'ai deviné que Mme de Nerestaing venait de lui parler de choses très graves, où j'étais mêlé… Quand je dis moi, c'est nous…»

      – «Vous voilà de nouveau dans vos chimères,» interrompit Jeanne en haussant ses jolies épaules. «Est-ce que vous croyez que la tante de Nerestaing s'occupe de nous? D'abord moi, je suis brouillée avec elle depuis des années… Elle ne me voit jamais. Elle ne pense pas plus à moi qu'à son premier bal, et il est loin… Quant à Valentine, personne n'a rien à lui apprendre. Je me tue à vous le répéter…»

      – «Et moi je vous répète que Valentine, ce matin encore, ne soupçonnait rien, absolument rien. Elle ne m'aurait pas parlé de vous, elle si franche, comme elle a fait à déjeuner… Nous nous sommes quittés à une heure, – j'avais rendez-vous chez un camarade pour une heure et demie, – dans des termes de parfaite entente. Je l'ai retrouvée bouleversée. Quand je lui ai demandé ce qu'elle avait, j'ai vu distinctement qu'elle tremblait, au seul son de ma voix. J'ai voulu lui tendre la main, à peine si elle a pu prendre sur elle de me la donner. A mes questions, elle a répondu en prétextant une migraine foudroyante. Quand j'ai parlé d'envoyer chercher le médecin, elle a refusé. Elle a prétendu n'avoir besoin que de repos. Je l'ai laissée aller. J'étais trop troublé moi-même. J'avais peur, en insistant pour savoir la cause de son changement, de me trahir… Si ce ne sont pas des preuves qu'elle ignorait tout et qu'on vient de tout lui apprendre, que vous faut-il?..»

      – «Quand cela serait?» dit la maîtresse, «et après?..»

      – «Comment, après?» interrogea Chaligny.

      – «Oui, après?..» insista-t-elle. «Si vous m'aimiez, ne devriez-vous pas être heureux que cette situation si fausse, si humiliante pour moi, finisse, sans que vous y soyez pour rien?.. Mais nous ne pouvons pas causer davantage en ce moment. Quelqu'un vient… Tiens, c'est Saveuse… Demain matin, à onze heures, j'irai savoir des nouvelles de Valentine. Et ce ne sera qu'une fausse alerte, rassurez-vous…», conclut-elle avec un sourire d'une ironie singulière, qui retroussa ses fines lèvres, au coin, dans un pli cruel. Mais déjà cette bouche frémissante s'était apaisée, ces yeux où avait passé une lueur dure s'adoucissaient pour le visiteur monté des fauteuils d'orchestre et qui était en effet Martial de Saveuse, une des pires langues de Paris. Ce vieil aigrefin, auquel on ne connaît que des ressources équivoques, a trouvé le moyen de se rendre si redoutable par les vérités de ses médisances et l'acuité de ses observations, qu'il est aussi ménagé qu'il est méprisé. Ces sortes de personnalités dangereuses étaient celles que Jeanne caressait le plus constamment depuis sa liaison avec le mari de sa cousine. Aussi fut-elle particulièrement aimable pour ce très méchant homme, qu'elle garda dans la loge durant l'acte entier. Il était de ces propagateurs d'opinion qu'elle voulait avoir pour elle, de ces déchireurs de réputations qu'elle voulait avoir contre sa cousine, si jamais sa vie recommençait dans des conditions difficiles à faire accepter par son monde. Et puis, elle tenait à ne pas renouveler avec son amant, durant la soirée, une explication trop grave pour être bien menée sous l'œil inquisiteur d'une Mme de Bonnivet et surtout d'un Abel Mosé. Elle calculait que Chaligny voudrait à tout prix la reprendre, lui, cette conversation, et que, n'ayant pu l'avoir dans la loge, il accepterait, après le spectacle, une place qu'elle lui offrirait dans sa voiture. Cette imprudence, qu'elle se permettait rarement, était, dans l'espèce, une prudence. Autant il était inutile que l'on soupçonnât qu'un drame couvait dans le ménage de ses cousins, autant il était utile, en cas de scandale, que Norbert fût compromis davantage encore vis-à-vis d'elle. Elle employa donc la durée de la représentation à méditer ce qu'elle lui dirait pendant ce retour. Si les théâtres de musique ont tant de succès auprès des femmes et des hommes de la société, ce n'est pas seulement parce que le bruit «plus cher que les autres», comme disait Gautier, accompagne agréablement la conversation, c'est surtout que l'orchestre et les chants permettent de se taire en feignant de les écouter, et alors ce sont de longs soliloques intérieurs, dans lesquels il ne s'agit, pour une personne rêveusement accoudée sur le velours rouge de sa loge, ni de Salammbô, ni de Lohengrin, ni de Roméo et Juliette, – c'était la pièce que l'on donnait ce soir-là, – mais de problèmes aussi peu carthaginois, germaniques ou italiens que celui dont la petite baronne analysait en pensée les éléments, et elle paraissait absorbée par la mélodie: – «Valentine fait la malade. Elle a eu peur de se retrouver en face de moi ce soir. C'est évident. C'est aussi la preuve qu'elle m'a vue cette après-midi. Celui qu'elle attendait est arrivé en retard. Elle se sera mise à la fenêtre… Hé bien! tant mieux! Seulement il ne faudrait pas qu'elle s'avisât d'essayer une diversion, et cette attitude vis-à-vis de Norbert après la visite de la tante Nerestaing m'a tout cet air-là… Dans quel but? Mais pour jouer la comédie de l'indignation, et quitter la maison d'elle-même… Comme elle me juge! Elle a cru que ma première action serait de la dénoncer, moi qui étais si décidée à ne rien dire!.. Oui, elle aura tremblé d'être chassée. Elle veut s'en aller la première, – avec le beau rôle. Elle aura fait venir la tante, qui me déteste, pour lui raconter que nous la trahissons, Norbert et moi. Alors, si elle est accusée à son tour, la famille sera pour elle. Norbert et moi, nous l'aurons calomniée, pour nous venger… Si tel est son plan, nous verrons bien. Ah! je ne me laisserai pas faire… Mais il faut que Norbert soit avec moi, – tout à fait, —il le faut…»

      Ce petit monologue, pris et repris, à travers les menus incidents que comporte une soirée à l'Opéra, – commentaires sur la salle et les acteurs, nouvelles visites, coups de lorgnette sur les autres loges ou sur l'orchestre, – était étrangement inique dans certaines de ses parties. Mme de La Node ne pouvait pas s'en rendre compte. Elle était perspicace sur un point: cette nécessité de ne pas laisser l'obscur et complexe Chaligny en proie à ses dangereuses hésitations. L'audacieuse jeune femme put se convaincre, dès ce soir, qu'elle avait trop raison de n'être pas très sûre de lui. Elle avait beau avoir serré sa fine taille dans la robe de panne rouge la plus savamment décolletée qu'une brune un peu châtaine, comme elle, ait jamais choisie pour rehausser son teint et faire valoir ses épaules, le désir d'étreindre entre ses bras cette jolie créature, sa maîtresse, dans cette toilette préparée pour lui, fut moins fort chez le mari de Valentine que le scrupule de braver les regards des personnes de leur monde qui l'auraient vu s'en aller avec la cousine de sa femme. Quand il la reconduisit à son coupé et qu'elle lui dit, en se retirant dans le coin pour