L'eau profonde; Les pas dans les pas. Paul Bourget

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Название L'eau profonde; Les pas dans les pas
Автор произведения Paul Bourget
Жанр Зарубежная классика
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Издательство Зарубежная классика
Год выпуска 0
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était une bizarrerie et qui nécessairement attirait l'attention. Mme de La Node passa et repassa plusieurs fois sur le trottoir opposé pour considérer l'endroit avec une attention qui ne fit qu'accroître sa surprise. Le pavillon avait deux fenêtres au rez-de-chaussée, à côté de la porte, et trois à chacun des deux étages au-dessus. Les croisées d'en bas étaient garnies de verres dépolis et protégées par des ferrures; celles du premier et du second n'offraient aucune autre particularité que cette légère différence de couleur entre les vitres qui atteste la très grande vétusté de certains carreaux. Des rideaux blancs à fleurs tombaient par derrière. D'autres rideaux d'étoffe les doublaient, relevés par des embrasses. On voyait seulement l'envers de la satinette crème et la frange, rouge ou bleue, suivant les pièces. Les passants, étrangers au quartier, s'il en était qui s'arrêtassent devant cette façade, imaginaient, sans doute, un de ces doctes intérieurs bourgeois, celui d'un savant ou d'un professeur, tels que le voisinage du Muséum, de deux grands lycées et de la Sorbonne, les multiplie, entre le Luxembourg et le Jardin des Plantes. Mais qu'un pareil logis servît d'abri aux amours d'une authentique marquise, venue ici d'un des plus nobles hôtels du faubourg Saint-Germain, c'était une hypothèse extraordinaire jusqu'à l'invraisemblance. Il fallait à Jeanne de La Node presque un effort pour se persuader qu'elle était bien là, qu'elle avait bien vu Valentine de Chaligny poser sa main sur cette poignée de fer qui pendait à une chaîne, à la vieille mode, – sonner, – pousser cette porte au milieu de laquelle une ligne de cuivre marquait l'ouverture d'une boîte aux lettres, destinée à recevoir le courrier, sans que le facteur entrât, – franchir ce seuil exhaussé de trois marches au-dessus du trottoir… En ce moment, elle était dans une de ces chambres closes. Auprès de qui? Quel était l'homme de leur monde, arrivé dans cette maison quelques instants avant elle? Il le fallait, puisqu'on était venu lui ouvrir. Ou bien cette maison abritait-elle quelque aventure plus romanesque encore? Valentine avait-elle, par suite de circonstances qu'aucune personne de sa société ne soupçonnait, formé une liaison hors de sa caste? Retrouvait-elle ici un jeune homme qui n'allait jamais chez elle? Qu'il s'agît d'une intrigue d'amour, en effet, la chose n'était plus douteuse. Rien au monde ne s'opposait à ce qu'elle vînt devant cette porte, avec sa voiture, dans cette rue pauvre mais parfaitement décente, si elle y venait pour un motif avouable, et le caractère, sinon riche, du moins très convenable de la maison excluait aussi l'idée d'une visite de charité. Valentine était auprès d'un amant. Quel amant?

      Une telle véhémence de curiosité possédait Jeanne qu'oubliant toute prudence elle se tenait immobile, sur ce trottoir, la tête levée, au risque d'être aperçue de l'intérieur, si quelqu'un s'avisait de regarder dans la rue, à travers les rideaux. Elle aurait peut-être, dans sa fièvre d'en savoir davantage, sonné elle-même à la porte mystérieuse, offert de l'argent aux boutiquiers voisins pour les faire parler, si un événement nouveau n'avait soudain donné une réponse à la question qu'elle se posait et se reposait: l'arrêt d'une voiture devant cette maison dont elle dévorait des yeux la face énigmatique et muette. C'était un coupé de remise d'où s'élança un homme encore jeune qui se reprochait évidemment d'arriver en retard, car, ayant tiré sur la chaîne, et durant le temps que l'on mit à lui ouvrir, il consulta sa montre, avec un hochement de tête. Il se précipita, aussitôt le battant poussé, pas assez vite cependant pour que Mme de La Node n'aperçût des tableaux et des tentures, un escalier avec un tapis, – mais pas même la silhouette de la personne arrivée à l'appel de la sonnette. A peine si elle avait pu distinguer les traits de l'homme: un visage intelligent et maigre, tout glabre, des cheveux encore très noirs, quoique ce masque portât quarante ans, des yeux bruns qui luisaient sur un teint gris avec un éclat singulier. Ils avaient croisé les yeux de Jeanne, et, sous ce regard, celle-ci s'était sentie rougir. Pour n'avoir pas l'air d'espionner, elle avait fait quelques pas, comme quelqu'un qui n'est pas sûr de son chemin. A quelle classe sociale pouvait appartenir cet homme dont elle ne doutait pas qu'il ne vînt rejoindre Valentine de Chaligny? Il lui avait semblé très bien mis, et cependant elle n'avait pas eu la sensation d'un personnage de son monde. Elle avait marché dans la direction de la rue Monge avec l'idée que l'inconnu l'aurait remarquée et ouvrirait peut-être la croisée pour vérifier si elle était encore là. Elle tourna la tête et constata que les fenêtres de la petite maison restaient closes. La voiture qui avait amené l'homme ne s'en allait pas. La tentation la saisit de ne pas s'en aller, elle non plus, et d'attendre que Valentine ou l'inconnu reparussent, – peut-être tous les deux. Mais qu'apprendrait-elle de plus? Et pourquoi s'exposer à les avertir?.. Elle tenait la preuve tant désirée. Elle n'avait plus maintenant qu'à chercher quel usage en faire? Et déjà elle était remontée dans un autre fiacre, et elle retournait vers le Paris aristocratique, – leur Paris à sa cousine et à elle. – L'image de l'étrange endroit où cette cousine avait caché le roman de sa vie lui aurait paru un songe si la mauvaise voix intérieure à laquelle dans son premier sursaut de conscience elle avait répondu: «Je ne ferai pas cela», n'avait recommencé à lui prononcer des paroles trop nettes, trop précises, trop mêlées aux réalités quotidiennes de sa vie, et aux intérêts les plus positifs de son avenir. Elle avait le moyen de perdre Valentine auprès de Norbert. Ne l'utiliserait-elle pas?

      V

LA LETTRE ANONYME

      Il convient de le reconnaître, à l'honneur ou à la charge de la nature humaine, – cela dépend du point de vue, – les très mauvaises actions ne sont guère commises tout de go, et comme telles. Nos basses passions excellent à nous déguiser leur perversité native sous les plus spécieux prétextes et quelquefois les plus justes d'apparence. Il est rare que nous leur cédions en nous en rendant bien compte. Il tient toute une psychologie du crime dans le mot cynique de cet assassin, qui racontait sa lutte avec une vieille femme, sa victime: «Elle se défendait, la canaille!…» Quand un homme en hait un autre pour des motifs aussi vils que l'envie, par exemple, il arrive presque toujours à voir son ennemi tel que sa haine a besoin qu'il soit. Il se permet contre lui des infamies, mais il les perçoit comme d'équitables représailles. Cette illusion, qui n'est pourtant qu'à demi volontaire, explique seule que certains méfaits d'un ordre abominable puissent être exécutés par certains êtres, lesquels, au demeurant, ne sont pas des monstres. Mme de La Node, – puisqu'il s'agit d'elle, – n'en était pas un. La preuve en est que, de nouveau, en rentrant chez elle après sa course de policière improvisée, elle avait répondu à la voix tentatrice un «non» plus énergique que le premier. Dans le temps qu'elle avait mis à franchir la distance qui sépare la rue Lacépède de la rue Barbet-de-Jouy, les possibilités de reconstruire sa propre existence sur les débris du ménage Chaligny, – coupable chimère à laquelle elle s'abandonnait en idée depuis ces treize jours d'attente – s'étaient de nouveau offertes à son esprit. Par un détour singulier de sa sensibilité, elle avait, maintenant qu'elle savait tout, trouvé en elle pour les repousser, et, avec elles, l'acte dénonciateur qu'elles impliquaient, plus de force qu'aux moments où elle doutait encore. C'est qu'une intime, une passionnée satisfaction d'amour-propre l'inondait toute entière, et, pour une heure, endormait la cuisson de la vieille blessure. Sa force de haine, – le principe moteur de son âme durant tant d'années, – était comme paralysée par l'orgueil de savoir, cette fois d'une façon qu'elle jugeait décisive, la faute de sa cousine. Cette supériorité de la vertu conjugale que toutes les femmes reconnaissent au fond de leur conscience, en la dédaignant des lèvres, Valentine de Chaligny ne l'avait plus sur Jeanne. Jeanne, au contraire, pouvait avoir sur l'autre une supériorité en se montrant généreuse. «Je me tairai et nous serons quittes…» Cette phrase qu'elle se répétait à haute voix: «Nous serons quittes…» résumait assez bien le paradoxal travail de sa pensée démoralisée par sa vie. Elle mettait d'un côté le tort qu'elle avait fait à sa cousine en lui prenant son mari, et elle trouvait le plateau de la balance trop léger, comparé à l'autre, où elle pesait les avantages qu'elle sacrifiait, – en ne se rendant pas coupable d'une infamie!

      Elle devait aller à l'Opéra, le soir, et dans la loge des Chaligny. Elle y avait sa place à poste fixe, chaque lundi de quinzaine. C'était une des innombrables gâteries de Valentine à son égard, cette invitation une fois pour toutes, un des procédés que la charmante femme employait pour aider sa cousine à se maintenir, malgré sa fortune diminuée, dans le courant de la haute vie parisienne.