L'eau profonde; Les pas dans les pas. Paul Bourget

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Название L'eau profonde; Les pas dans les pas
Автор произведения Paul Bourget
Жанр Зарубежная классика
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Издательство Зарубежная классика
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que contradictoires. De leur treizième à leur dix-huitième année, Jeanne fut persuadée qu'elle n'avait pas de meilleure amie que Valentine. C'était vrai, en ce sens qu'aucune de ses compagnes de cette époque ne lui donna des impressions aussi fortes. Soit qu'elle subît la fascination des jolies qualités de sa cousine, soit qu'elle se rebellât contre elles, intérieurement, avec une amertume irritée, cette cousine lui fut toujours, intimement, intensément vivante, à chaque heure, à chaque minute. Quand elles entrèrent toutes deux dans le monde, l'attrait l'emporta, pour un temps assez long, dans cette sensibilité mal équilibrée, par cette raison que Jeanne eut alors, pour la première fois, plus de succès que Valentine. Celle-ci, qui n'avait pas cessé de primer tant que les jeunes filles se mouvaient dans un cercle étroit, par le sérieux vrai, la délicatesse simple, l'harmonie, la suavité de tout son être, passa soudain au second plan lorsqu'elles commencèrent de figurer sur un autre théâtre. Il y avait dans Valentine un goût du silence, de l'effacement, et dans Jeanne un instinct de séduire, un appétit de briller, qui devaient faire de l'une la plus méconnue des comparses, dans une première visite, un premier dîner, un premier bal, et attirer sur l'autre cette attention superficielle, mais grisante, dont tant de coquettes naïves sont trop aisément les victimes, dans cette époque de transition où la femme s'éveille au désir de plaire. Le résultat fut que Jeanne se maria, dès cette année de leur commun début, – et la première. L'avidité de ce triomphe, le plus flatteur entre jeunes filles, ne fut pas étrangère à la facilité avec laquelle elle répondit «oui» à la demande du baron de La Node. Il faut ajouter que ce mariage représentait tout l'idéal que des parents un peu grisés, eux aussi, du succès de leur fille, pussent désirer chez un fiancé, en cet an de grâce 1890: une tournure élégante, un beau nom, de la fortune, et ce prestige qu'exercent, malgré tout, même sur des gens de la meilleure compagnie, quand ils ont beaucoup vécu en province, les «personnalités parisiennes». Jules de La Node faisait courir. Il était du Jockey. Il figurait au premier rang de cette coterie qui mène la mode à Deauville l'été, dans les chasses de Seine-et-Marne ou de Seine-et-Oise en automne, à Pau ou sur la Rivière en hiver, et au printemps à Paris, – ce Paris, qui va de la place Vendôme à Longchamp. Jeanne s'était vue, par avance, menant cette vie de fêtes perpétuelles, qui est réellement, pour leur malheur, le plus souvent, celle des jeunes femmes lancées dans le même tourbillon. Son orgueil de réussite, lors de ses fiançailles, était si profond, si complet, qu'il acheva de fermer la vieille blessure d'envie. Ces cicatrices-là sont, hélas! toujours si près de se rouvrir! Jamais auparavant, jamais depuis, elle n'avait autant aimé sa cousine. Elle était sur le point de la plaindre, en comparant le brillant avenir qu'elle se forgeait par avance, au sort encore incertain de l'effacée Valentine. Plus tard elle devait en vouloir à l'autre de cette pitié, comme d'une duperie.

      Il n'est que juste de le reconnaître à sa décharge, et pour expliquer, sinon excuser les âcretés de ses désillusions: si un tel mariage, malgré ses apparences séduisantes, avait beaucoup de chances de n'être pas très heureux, il en avait beaucoup de n'être pas très malheureux. Il s'en conclut tant de pareils, qui sont du moins tolérables. Or celui-là fut très malheureux. Jeanne n'eut qu'un enfant, un fils qui naquit dans des conditions difficiles. Il fallut le sacrifier pour la sauver. La maternité lui était refusée pour l'avenir. Son mari, qui essayait, comme tant de ses camarades, d'élargir la marge de son budget en déplaçant et replaçant sans cesse les quelque douze cent mille francs qui constituaient leur fortune liquide, se trouva pris, coup sur coup, dans plusieurs spéculations désastreuses. Il joua pour réparer ses pertes, et perdit davantage. Il dut demander des signatures à sa femme. Celle-ci les donna d'abord; puis, conseillée par ses parents, elle refusa de renouveler des sacrifices où son indépendance aurait sombré. Ces questions d'argent devinrent, pour ce ménage sans enfants, auquel une quotidienne dissipation interdisait toute vie morale, le principe de discussions bientôt violentes et qui dégénérèrent en disputes. De scènes en scènes, la séparation s'imposa. Elle fut prononcée avant la fin de la septième année de ce beau mariage et «si sympathique», comme avait dit le compte rendu des journaux spéciaux, lors de la célébration. Il y avait presque quatre ans de cela, et Jeanne s'attendait sans cesse que son mari demandât une dissolution plus complète du lien conjugal, pour se rendre libre entièrement, et réparer, par une nouvelle union, sa fortune plus d'aux trois quarts détruite. Elle s'y attendait, et quoique les idées religieuses qu'elle prétendait professer lui fissent une obligation de résister à un tel projet, elle le désirait. L'article 310 du Code civil qui permet à l'un des deux époux de faire transformer un jugement de séparation de corps en jugement de divorce, après un certain délai, faisait l'objet de ses continuelles méditations; car à elle aussi, cet article ouvrait la porte à un second mariage, qui eût contredit ses attitudes, que sa famille eût blâmé, que la société eût mal accepté. Tout ne valait-il pas mieux que cette précaire existence, à un second étage de la rue Barbet-de-Jouy, où elle était venue se réfugier, avec trente-deux pauvres mille livres de rentes, – ce qu'elle dépensait pour sa toilette, dans les débuts de sa vie de femme, – et à deux pas du somptueux hôtel qu'occupait sa cousine, devenue la marquise de Chaligny?

      C'était là, en effet, pour Jeanne, la lame brisée dans la blessure, la pointe enfoncée dans le plus intime de son amour-propre, presque de sa chair: à chacun des désastres de sa vie avait correspondu une chance heureuse dans l'existence de Valentine. Au moment même où Mme de La Node accouchait, dans les tortures, de ce fils aussitôt perdu, Valentine se fiançait inespérément avec Chaligny, et, tout de suite, elle venait habiter dans ce véritable palais de la rue de Varenne, digne pendant de l'historique Nerestaing, dont elle était maintenant propriétaire. Un an après, elle y donnait naissance à une fille; puis, une année plus tard, à un garçon, qui vivaient, eux, qui grandissaient, eux, et dont la grâce eût fait la fierté de tout foyer. Et voici que, coup sur coup, des héritages inattendus apportaient à l'heureuse mère une opulence qui dépassait les plus exigeantes ambitions formées pour ses enfants. Aussi oisif que La Node, lancé comme celui-ci dans les hautes et mouvantes régions du sport et de la mode, Chaligny s'était trouvé aussi bon administrateur de ses revenus que l'autre avait été gaspilleur des siens. Il possédait cette entente avisée de ses intérêts qui s'associe moins rarement qu'on ne le croit à ces existences de luxe et de prodigalités. Tous les gens riches ne se ruinent pas, et une fortune qui se conserve veut un talent, comme une fortune qui s'acquiert. Elle suppose ce don de bien calculer, qualité dont la présence ou l'absence n'a rien à voir ni avec notre intelligence, ni même avec nos mœurs. La preuve en est que le sens de la conservation de l'argent acquis se rencontre dans le demi-monde le plus corrompu et le plus ignare, aussi bien que dans la plus correcte bourgeoisie et la plus cultivée. Chaligny ne jouait pas sur un cheval qu'il ne gagnât; il ne donnait pas à son agent de change un ordre d'achat que la valeur ne montât; et il était médiocre cavalier, médiocre boursier. Il se connaissait peu en objets d'art, et il ne se trompait guère sur un bibelot. Et ainsi du reste. Bref, à mesure que le ménage des La Node allait se désagrégeant, celui des Chaligny allait se fortifiant, se développant, s'épanouissant, au moins dans ces manifestations extérieures qui font dire au public: «Ce sont des gens heureux!..» Comment l'ancienne envie n'aurait-elle pas reparu, plus forte elle aussi, plus développée, plus épanouie dans le cœur de la cousine, séparée, ruinée, vaguement déclassée déjà, et qui pouvait se prononcer chaque jour, en passant, dans son coupé de remise loué au mois, avec marchandage, devant la porte de l'hôtel princier de la rue de Varenne, le: «Pourquoi elle, et non pas moi?» murmuré jadis toute petite, à la vue des quatre massives tours à mâchicoulis du donjon de Nerestaing?

      Dangereuses paroles, mais elles seraient demeurées sans doute inefficaces comme tant d'autres soupirs de jalousie jetés à chaque minute dans ce Paris de luxe et d'ostentation, par tant de vanités humiliées, que supplicie la vision de l'opulence étalée d'autrui! Le malheur voulut que Valentine, ou bien ne devinât pas ces sentiments chez sa compagne d'enfance, ou bien qu'elle éprouvât, les devinant, un magnanime besoin de les guérir à force de bonté. C'est la pire faute que l'envié puisse commettre à l'égard de l'envieux. Certains procédés très généreux, par la supériorité morale qu'ils démontrent, exacerbent encore la funeste passion. Dans le cas présent, ils avaient cet autre danger qu'ils consistaient surtout, de la part de la parente comblée, à sans cesse associer la parente