La Théorie Postcoloniale. Leon-Marie Nkolo Ndjodo

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Название La Théorie Postcoloniale
Автор произведения Leon-Marie Nkolo Ndjodo
Жанр Социология
Серия
Издательство Социология
Год выпуска 0
isbn 9783838276458



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le simulacre, l’illusion, la fable et le mythe. Heidegger pour sa part décentre le sujet logique aristotélicien, devenu a-conceptuel, a-catégorial – de telle sorte que c’est dans la rhétorique et la poésie que la Destruktion trouve sa fin. Ce sont de telles tendances que les sciences mathématiques et physiques affirment dans l’incomplétude ; Freud dans l’inconscient ; Bergson dans la critique du sujet rationnel voué au mécanique ; le dadaïsme, le cubisme, le surréalisme où se préforme une profonde révolte contre l’esprit ; enfin la fin et la délégitimation de ce que Lyotard appelle les « métarécits » et les grands projets de la modernité (le sujet, la vérité, la raison, l’État, le sens, l’art, la nation, la beauté, la liberté, l’émancipation). De là est né le nivellement de tous les discours ; l’expérience logique et historique a alors été convertie en expérience esthétique. Cette esthétisation a cassé les codes classiques en ramenant l’art dans la « rue », à travers un abaissement culturel qui se méfie des styles (comme on le voit chez le musicien nihiliste Franko, pour lequel il n’y a ni Dieu ni maître, ni père ni mère, ni sœur), des écoles, des avant-gardes artistiques modernes, au profit du kitsch. Le postcolonialisme esthétique, dans sa vision excrémentielle et scatophile de l’Afrique, sollicite comme le postmodernisme les idéologies de la différence logique, historique et culturelle. Aussi valorise-t-il l’obscène, en montrant les Africains à partir de traits physiques glauques (le sexe, les fesses, l’anus), leurs traits psychologiques, intellectuels et moraux (l’ignorance, la gourmandise et la concupiscence). Est par là suggérée l’idée qu’il faut fuir la crasse et la boue de cette Afrique-là – par l’errance et l’exil dans un monde enchevêtré, sans frontières, cosmopolite. Il s’agit, dit Nkolo Ndjodo, de la quête en larbin d’une « nouvelle liberté » dirigée, corsetée : « L’intellectuel postcolonisé africain clame son attachement à la « culture internationale » et professe la « déclosion du monde » ; il affiche ses convictions « cosmopolites » et affirme appartenir à une humanité transfrontalière ; il récité le bréviaire postmoderne sur le flottement du monde, la volatilité des identités et le démantèlement des pratiques théoriques et esthétiques classiques fondées sur la primauté de la raison universelle et le triomphe des Lumières.

      Il reste que la guerre livrée aux individus, aux sociétés et aux peuples implique tout à la fois de grandes souffrances psychiques et d’importants dysfonctionnements socio-culturels qui brident le potentiel créateur de la société. Elle a poussé à rompre avec la notion de goût, d’équilibre, d’harmonie dans les choses. Aussi la beauté, dans une Afrique malade du marché mondial, devient-elle l’objet d’un anathème furieux : « La notion de style se dilue dans la superficialité et le public, réduit au rang de simple consommateur avide de « s’enjailler », adopte un suivisme hostile au sublime. Les « petites préoccupations » de sexe, d’argent et de luxe dominent le centre de la production artistique. La bassesse devient la norme du goût ».

      La force du propos de Nkolo Ndjodo est de souligner qu’une approche académique et universitaire, sous la forme d’un ensemble de courants, de doctrines, de méthodologies et de concepts forgés dans les champs de la philosophie, des sciences humaines et sociales et des sciences esthétiques, accompagne et cornaque les œuvres pour borner l’horizon dans la concentration flexible du capital au sein du marché mondial. Une autre thèse forte de cet essai est que les forces qui composent la dialectique historique sont certes matérielles, mais elles sont aussi théoriques, les forces intellectuelles étant concrètes, vivantes, réelles. Aussi une conceptualisation pertinente de l’imaginaire africain « postcolonial » doit-elle discuter les mutations qui ont marqué le monde de la pensée, surtout celles qui transparaissent dans le postmodernisme, la French Theory, les Cultural studies, les Subaltern studies, le mouvement de la négritude, l’école de la créolité, des écritures migrantes, diasporiques et métasporiques, les philosophies et esthétiques culturelles de la « double conscience », le courant des « épistémologies du Sud » et des « savoirs endogènes », la pensée postcoloniale et son renouveau dans le débat sur la décolonialité. L’objectif de ces courants de pensée est d’ébranler les fondements intellectuels de la modernité : ils sont en effet anti-Lumières, critiques de la pensée des fondements et des fins, tout en faisant assaut d’antihumanisme et d’aversion pour l’idée de progrès, etc.

      La perspective théorique de la défondation a une finalité pratique : il s’agit de faire de l’homme postmoderne et « postcolonial » un sujet flottant, déterritorialisé, désaffilié, hybride, afin qu’il s’adapte aux formes globalisées de l’économie, de l’art et de la culture. Cela remonte à la conception de l’art dans une civilisation moderne marquée par la folie de la déraison, de la violence, de la mort, de la sexualité transgressive qui exprime le sauvage et le chaos, avec les œuvres esthétiques d’Antonin Artaud, Samuel Beckett, Georges Bataille, H. Pinter, Gilles Deleuze, Michel Maffesoli. C’est ce qui culmine dans les « modes populaires d’action », la « politique par le bas », le « quotidien », à partir de la théorisation foucaldienne des « savoirs assujettis » ou des « savoirs locaux » avec Bayart, Mbembe, etc.

      Nkolo Ndjodo voit dans cette vision anarchique de la culture et sa valorisation du bricolage le rejet des grands principes humanistes de l’art européen moderne de l’époque de Diderot, Kant, Schiller, Hegel, Baudelaire. Le rationalisme s’y affirme comme affranchissement des conduites impulsives et des attitudes spontanées ; il est donc ordre, cohérence, mesure, proportion, égalité, moralité, à l’instar du bon goût voulu par Descartes dans Discours de la méthode. L’universalisme des formes qui est une autre de ses caractéristiques affirme la liberté et l’égalité civile des citoyens, humanisme des constructions, libre conciliation de la raison et du sentiment. La modernité esthétique renvoie à la raison, à la sensibilité, à la totalité, Léonard de Vinci liant raison et beauté, connaissance et contemplation. On retrouve le même esprit humaniste aussi bien dans l’art traditionnel que dans l’art africain des luttes révolutionnaires des années 50 et 60 du XXe siècle, désormais critiqués comme une tentative d’héroïsation monumentale par Jean-Godefroy Bidima et Mamadou Diouf. La modernité culturelle européenne et africaine se définit par l’idéologie du progrès dans sa vocation universaliste et émancipatrice et son optimisme historique.

      Au contraire, la postmodernité est créativité fragmentée, désordonnée, anarchique. La contre-modernité culturelle s’affirme dans une esthétique romanesque pessimiste, grotesque, sale et hédoniste, dont on trouve la dimension théorique et conceptuelle dans la pensée postcoloniale, notamment son réseau catégoriel autour de « la culture par le bas », « l’esthétique des marges », « l’esthétique de la vulgarité », « l’afropolitanisme », « la contamination culturelle », où la raison est congédiée dans les affaires de l’art, etc. Le moment « postmoderne » de l’art africain, lié à l’intervention du marché de l’art, transforme l’objet d’art africain en pure marchandise au sein des réseaux globaux de la finance et de l’échange. Ce qui aboutit au projet d’une esthétisation générale du réel analysé par Gilles Lipovetsky. Aussi celle-ci inscrit-elle l’objet d’art dans une philosophie de l’indétermination, de l’indécision (refusée par Fanon dans le domaine de la culture), du non-sens, du bizarre, du nomade, du primitif, où se dissout la noble union de la beauté et de l’esprit. Il s’agit par là de transformer les imaginaires culturels africains d’aujourd’hui dans le sens d’une conceptualisation d’un « flottement du monde dont les processus disjonctifs d’assemblages et de réassemblages culturels impriment un nouvel imaginaire africain insolite, superficiel, subalterne […] connecté au monde globalisé – un imaginaire de la circulation des mondes, de l’Afrique-monde, diront A. Mbembe, F. Sarr et bien d’autres ».

      Nkolo Ndjodo pense que la créativité débridée, scatologique, ce moment chaotique de l’art régi par l’immonde, le déchet, le marginal, l’instable élabore « un instinct de fuite » de la liberté - en tant que celle-ci est une option fondamentale du monde africain. Il subodore dans l’éloge assumé de l’internationalisme culturel promu par la globalisation marchande – la « dilution dans l’universel » dénoncé naguère par Césaire – le signe d’une assomption esthétique