Midi à quatorze heures. Alphonse Karr

Читать онлайн.
Название Midi à quatorze heures
Автор произведения Alphonse Karr
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066080822



Скачать книгу

de l’esprit et du cœur que pour vous, et de vous garder tout ce que j’en ai!»

       Table des matières

      MMM. à Vilhem.

      «Mon cher ami, pourquoi ne me disiez-vous pas que vous étiez Marié? Croyiez-vous que cela me chagrinerait? Mais cela m’enchante, au contraire. Vous avez disposé de la partie de vous dont je ne veux pas et dont je n’ai que faire. Ce que je vous demande, ce que je veux, ne fait tort à personne, et je le garde sans scrupule. Vous verrez, cher Vilhem, combien mon affection pour vous sera pour l’avenir plus tendre et moins craintive. J’avais encore peur de vous, quoique je fisse bien la brave et la résolue. J’avais peur que vous ne vous crussiez obligé de m’aimer d’amour. Disons tout: j’avais peur de finir par descendre de ce ciel d’où je vous aime saintement pour vous aimer comme une simple mortelle; je vous disais: «Oubliez que je suis femme;» et moi, je ne pouvais l’oublier, je le sentais par mes craintes et par ma réserve involontaire. Mais, aujourd’hui que j’apprends à quel point nous sommes séparés, quels invincibles et éternels obstacles s’élèvent entre nous, je vous puis aimer à mon aise, sans terreur, sans remords. Je ne redoute plus d’être sur une pente roide et glissante. Votre situation me marque des limites que, moi qui me connais, je suis certaine de ne pas franchir. Je ne passerai plus des demi-heures à relire mes lettres, à atténuer les expressions trop vraies de ma tendresse pour vous, maintenant que je suis sûre qu’elle ne peut m’entraîner. Nous ne parlerons jamais de votre femme. Vous ne me demanderez pas si je suis mariée. Voici encore une violette. Cette fois, ce sera la dernière. Je l’ai trouvée seule ce matin, sous les feuilles couvertes de givre et ridées par le froid; elle renferme le dernier rayon du soleil qui a à peine eu la force de l’épanouir et de la colorer.

      »Il m’est venu une idée, une idée à laquelle je tiens beaucoup; mais, avant tout, écoutez-moi bien, mon ami: la révélation de votre mariage, tout en me tranquillisant par les bornes placées entre nous, me rendrait inflexible sur tout ce qui tiendrait le moins du monde à me les faire franchir. Vous serez obéissant, cher Vilhem; je n’exigerai de vous que ce qui servira à nous conserver le bonheur que nous nous sommes fait.

      »Mon idée, du reste, n’a rien de tyrannique ni de répressif: je vous envoie des graines de fleurs qui ont embaumé mon jardin tout cet été. Vous les sèmerez dans votre jardin, si vous en avez un, ou sur votre terrasse; ensemble, au beau temps, par les belles soirées, au même instant, nous respirerons les mêmes parfums. Je suis sûre que votre femme ne serait pas jalouse de cela. Mais il est convenu que nous ne parlerons jamais d’elle.

      »Je ne veux pas de votre portrait, cela lui appartient à elle. Je ne veux pas non plus que vous cherchiez jamais à vous rapprocher de moi.»

       Table des matières

      Nous avons ici le plaisir d’annoncer à nos lecteurs que deux lettres de notre collection ont été heureusement perdues. Nous disons heureusement, parce qu’elles ne contenaient que très-peu de choses en un certain nombre de pages: Roger s’étonnait de la découverte de son ange; il la remerciait de son idée de lui envoyer des graines et lui apprenait qu’il était possesseur d’un jardin. Il disait passablement de mal de sa femme.

      L’ange le rappelait à l’ordre sur ce dernier sujet. Elle n’avait fait que soupçonner le mariage de Vilhem d’après une phrase de sa dernière lettre; il avait pris lui-même la peine de transformer ce soupçon en certitude. Elle lui demandait des graines en échange de celles qu’elle lui avait envoyées.

       Table des matières

      Roger partit un matin avec un fusil sur l’épaule, gravit jusqu’au sommet de la côte; puis, ayant regardé si personne ne le voyait, il redescendit par un autre chemin, et, comme on entendait tinter la cloche du passager, dernier signal qui annonce le départ du bateau qui va de Honfleur au Havre, il se prit à doubler le pas et arriva au moment où le patron donnait ordre de retirer l’échelle.

      Il y a des gens qui ont, relativement à la mer, des idées dont ils ne peuvent se départir en aucun cas; il est juste de dire que ces gens, d’ordinaire, ne sont pas plus progressifs sur d’autres sujets. Nous avons vu d’honnêtes Parisiens se sentir pris du mal de mer juste au moment où, en passant la barre de Quille-bœuf, on leur disait que l’on sortait de la Seine pour entrer dans l’Océan. Pour la plus tranquille et la plus courte traversée, on croit devoir avoir le mal de mer, comme on croit devoir manger du pâté à Chartres; préoccupation qui a empêché bien des gens de visiter la magnifique cathédrale et les beaux vitraux que l’on y trouve également.

      Arrivé au Havre, il déjeuna, puis il se dirigea vers la poste pour y mettre lui-même une nouvelle lettre. Il se sentait un invincible besoin de se rapprocher d’elle; chaque femme que, sur son chemin, il vit marcher dans la direction de la poste aux lettres lui fit éprouver un indicible serrement de cœur.

      MMM. semblait parler sérieusement dans les conditions qu’elle mettait à la correspondance; il aurait craint de lui inspirer de la défiance en lui avouant qu’il était beaucoup moins loin d’elle qu’elle ne le supposait. Aussi avait-il eu soin dans sa lettre de lui expliquer qu’elle verrait souvent sur ses lettres le timbre du Havre, parce qu’il les envoyait à une connaissance qui les mettait à la poste. Comme il allait sortir du bureau, une domestique y entra qui demanda au buraliste:

      —Avez-vous une lettre?

      Et elle joignit à cette question un ton et un air d’intelligence qui semblait témoigner qu’elle était connue et qu’on savait ce qu’elle demandait.

      —Une lettre aux trois MMM? reprit le receveur avec un sourire niais. La voici.

      La domestique sortit avec la lettre.

      Roger resta quelques instants stupéfait; puis il se précipita sur ses traces; il ne tarda pas à la rejoindre, et la suivit jusqu’au moment où elle entra, sur la hauteur d’Ingouville, dans une petite maison de laquelle on devait avoir une admirable vue de la mer.

      Il s’arrêta à quelques pas de la porte: son cœur battait violemment. Cette femme, l’objet de tous ses rêves, le sujet de toutes ses pensées, elle était là; il pouvait la voir; l’épaisseur d’une porte les séparait. Un moment il eut envie d’entrer brusquement, de se jeter à ses genoux, etc.

      Entre un semblable plan et l’exécution, il y a quelque peu de chemin.

      —Et si elle n’est pas seule, et si, dans le premier effroi, elle crie, elle appelle, et si elle ne veut plus me voir pour avoir manqué à nos conventions!

      Il s’approcha timidement, et, à travers une grille de bois peinte en vert, il plongea des regards avides dans le jardin qui entourait la maison; quelques plates-bandes avaient des bordures de violettes; il se rappela celles qu’il avait reçues; il se représenta l’inconnue, écartant de ses petites mains effilées, devenues roses par le froid, ces feuilles glacées et d’un vert morne. Le moindre détail extérieur de cette petite maison l’intéressait à un point que nous ne saurions dire. Il cherchait à deviner, par le nombre des fenêtres, où devait être sa chambre; et, quand il croyait voir remuer un des rideaux, il ne pouvait plus respirer.

      Évidemment ces rideaux bleus appartiennent à sa chambre; mais voici une autre pièce avec des rideaux jaunes: il n’est pas probable que ce soit un salon; qui habite cette pièce? Il sentit à cette pensée froid au cœur.

      Le temps passait vite au milieu des émotions; il ne tarda