Название | Midi à quatorze heures |
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Автор произведения | Alphonse Karr |
Жанр | Языкознание |
Серия | |
Издательство | Языкознание |
Год выпуска | 0 |
isbn | 4064066080822 |
Cette chambre offrait au premier abord une remarquable confusion: l’œil était frappé d’un mélange incohérent de palettes, de chevalets, de toiles commencées et abandonnées pour d’autres qu’on avait quittées à leur tour; une guitare, un cor, un piano, occupaient le reste de la place avec quelques ustensiles de chasse appendus aux murailles. Les seules choses, peut-être, qu’on n’eût pu trouver dans cette chambre, où tout semblait rassemblé, eussent été un encrier et des plumes; de sorte que si, au premier aspect, on se rappelait involontairement cet axiome mythologique, que les Muses sont sœurs, on ne tardait pas à remarquer qu’il y en avait une que le maître de ces lieux proscrivait comme bâtarde et étrangère.
Pour lui, c’était un homme d’assez haute taille; sa figure maigre portait l’empreinte de l’ennui et d’un insoucieux dédain; son teint était fortement hâlé par l’air de la mer; ses cheveux étaient bruns. Malgré la simplicité de ses vêtements, il avait un air de distinction qui frappait dès le premier instant, et que l’examen rendait plus évident encore. Il avait les mains et les doigts effilés; quand sa veste de grosse laine brune s’entr’ouvrait, on voyait une chemise de fine toile plissée avec soin.
Il ne tarda pas à passer dans la chambre de madame. A l’époque de ces premiers refroidissements de l’atmosphère, c’était la seule pièce où il y eût du feu régulièrement.
Cette pièce était tendue de bleu clair; le lit, les rideaux, un divan, étaient de la même couleur; un tapis blanc à rosaces bleues et noires couvrait le parquet. Un grand feu éclairait seul la chambre, lorsque la servante qui précédait Roger apporta deux bougies. Roger, en entrant, baisa la main de sa femme.
Elle était nonchalamment étendue dans une bergère, et, longtemps encore après l’arrivée de son mari, on eût pu voir, au voile qui couvrait son front, à l’incertitude distraite de son regard, qu’elle s’était livrée complètement à la rêveuse influence qu’exerce la fin du jour, alors que les formes des objets s’effaçant peu à peu, l’imagination n’a plus rien à quoi elle puisse s’attacher et se cramponner sur la terre, et que, rompant ses entraves, elle s’élance au ciel et erre vagabonde dans les espaces imaginaires.
Madame Roger était petite, svelte, blonde; ses yeux d’un bleu sombre étaient d’une grande beauté; mais ils avaient, ce soir-là, une vague et indéfinissable expression d’inquiétude et d’étonnement.
—Vous avez bien fait d’arriver, Roger, dit-elle; l’ennui et la tristesse me gagnaient visiblement.
On servit le dîner.
—Je ne suppose pas, dit madame Roger, que ces côtelettes de mouton proviennent de votre chasse d’aujourd’hui; cependant je ne m’aperçois pas qu’on nous serve rien qui approche davantage du gibier.
—Je n’ai rien tué, reprit Roger; ce vieil Anglais, notre voisin, qui depuis si longtemps me persécute pour m’emmener chasser avec lui, m’a fait passer la plus ennuyeuse journée. Il a deux chiens qu’il a dressés lui-même et dont il vante incessamment le mérite. Les deux maudites bêtes forcent l’arrêt d’une manière fabuleuse et font lever les perdreaux à une demi-portée de canon; vingt gardes ne conserveraient pas le gibier aussi bien que ces molosses mal élevés; le maître des chiens tirait imperturbablement des pièces invisibles à l’œil nu. Pour moi, je me suis contenté tout le jour de me promener, l’arme à volonté, en sifflant tous les airs que je sais, et aussi quelques-uns que je ne sais pas.
Madame Roger parut peu sensible aux désappointements du chasseur; peut-être même ne comprenait-elle pas bien ce que c’était que de forcer un arrêt; quoi qu’il en soit, les deux époux ne tardèrent pas à s’isoler parfaitement l’un de l’autre, tout en restant chacun à un des coins de la même cheminée.
Au bout d’une heure, Roger se leva, il trouva un bon feu dans sa chambre, alluma une pipe et fuma; puis il marcha, puis il ouvrit la fenêtre, puis il la referma. Tout à coup, il parut illuminé d’une idée subite. Il sortit de la chambre et s’occupa de rassembler une plume, du papier et de l’encre. Bérénice vint dire que madame écrivait elle-même, qu’elle disposerait volontiers de plumes et de papier pour monsieur, mais que, n’ayant qu’un encrier, elle le gardait et envoyait une bouteille d’encre dans laquelle il serait à monsieur tout loisible de puiser à discrétion; à quoi Bérénice ajouta de son propre mouvement:
—Pourquoi monsieur n’a-t-il pas un encrier comme tout le monde?
Bérénice ici ne nous paraît pas manquer tout à fait de jugement, et plus d’un de nos lecteurs doit se dire: «Pourquoi Roger n’a-t-il pas dans sa chambre un encrier comme tout le monde?»
C’est ce que nous nous réservons d’expliquer avant la fin de cette histoire.
Roger se mit à écrire et ne se coucha qu’assez avant dans la nuit; avant de se mettre au lit, il ferma sa porte doucement pour ne pas réveiller sa femme. Au même moment, madame Roger fermait la sienne non moins doucement pour ne pas réveiller son mari, car elle avait aussi veillé en écrivant et en lisant. C’était le lendemain du jour où l’on faisait les comptes des fournisseurs et des ouvriers.
Roger à Léon Moreau, médecin à Paris.
«Honfleur, 30 octobre 18..
«Te voilà de retour à Paris, et j’en rends grâces au ciel, mon cher Léon; quoique cinquante lieues nous séparent, tu es ma seule société dans la retraite que je me suis choisie. Non que l’ennui m’y vienne assaillir, non que j’y éprouve jamais le moindre regret de ce que j’ai volontairement quitté; mais, quand j’ai passé une journée à cultiver mon jardin, à flâner sur le bord de la mer, à voir partir ou arriver le passager du Havre, à causer de choses et d’autres avec les marins et les pêcheurs, j’aime à me renfermer le soir avec toi, c’est-à-dire avec tes lettres et avec mes souvenirs, que toi seul partages avec moi, puisque toi seul aujourd’hui connais la première moitié de ma vie, et ce nom dont je voulais faire un nom glorieux et que j’ai quitté en quittant mes rêves de gloire, et ces premières couronnes de fleurs dont les épines ont si cruellement blessé mon front.
«Je me rappelle encore cette soirée de rage et d’humiliation où mon nom, jeté par un histrion à un public auquel j’avais consacré tant de veilles, fut reçu avec des huées et des sifflets d’autant plus cruels, que ce même public m’avait, en d’autres circonstances, traité bien différemment.
«Quinze cents hommes m’insultant parce que mon drame, qu’ils n’écoutaient pas, ne les amusait pas ce jour-là, m’insultant à la fois comme aucun d’eux n’eût osé m’insulter si j’eusse été un voleur, un faussaire, un lâche!
«Oh! oui, j’ai bien fait, cher Léon, j’ai bien fait de me mettre à jamais à l’abri d’une semblable émotion; vingt fois j’ai voulu entrer dans la salle, les provoquer, les insulter à mon tour, pour tâcher d’en trouver un seul qui voulût prendre la responsabilité de l’insulte de tous.
«Que dis-je, un seul!... Je me serais précipité sur eux tous, un couteau à la main; et toutes ces femmes qui riaient, et les acteurs eux-mêmes, si humbles la veille, et, ce soir-là, si insolents!
«Oh! maintenant, je ne suis plus leur esclave; je ne leur donne plus le droit, en mendiant leurs applaudissements, de huer mon nom.
«Il y a assez d’autres fous qui usent leur vie pour ce public, pour cette réunion de quinze cents imbéciles qui, rassemblés, s’érigent en juges infaillibles de l’esprit, du talent, du génie, dont aucun n’a la moindre parcelle, et sont acceptés comme tels par des aveugles qui se vantent de l’indépendance et de la dignité de l’homme de lettres.
«J’ai repris mon nom, celui de mon père, un nom qu’on n’a jamais applaudi, mais qu’on n’a jamais sifflé; un nom qui n’a pas été prostitué aux caprices de la foule, un nom sous lequel