Название | Midi à quatorze heures |
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Автор произведения | Alphonse Karr |
Жанр | Языкознание |
Серия | |
Издательство | Языкознание |
Год выпуска | 0 |
isbn | 4064066080822 |
La chambre bleue seule était éclairée. Il suivait avec anxiété la moindre oscillation qu’éprouvait la lumière; une ombre passa sur le rideau, mais cette ombre était immense et difforme, et ne pouvait rien faire discerner. Il y eut un moment où il aperçut deux ombres, puis les cordes d’une harpe se firent entendre; les cordes vibraient délicieusement dans le silence de la nuit et résonnaient au plus profond de son cœur; il resta longtemps plongé dans un ravissant enchantement. Puis les accords cessèrent, il se fit du mouvement dans la chambre; la lumière changea de place et s’éteignit.
Il frissonna; le mouvement d’aucune lumière n’avait indiqué que la seconde ombre passât dans une autre pièce.
A moins cependant qu’il n’y eût un passage au fond de la chambre. Il fit le tour de la maison et s’aperçut qu’elle était double en profondeur; cela le tranquillisa à moitié. Il resta encore quelque temps; malgré son manteau, il était roide de froid; il redescendit, en proie à des impressions diverses. Son amour avait changé de nature depuis que son ange était devenu sinon visible, du moins possible à voir; depuis que l’âme aimée avait pris un corps.
Il rentra chez lui vers trois heures du matin; Bérénice le reçut fort mal; pour Marthe, elle dit fort doucement qu’elle avait été inquiète. Roger fut de mauvaise humeur de cette douceur qu’il fallait bien aimer un peu: tout ce qu’il enlevait à MMM. lui coûtait prodigieusement; et, surtout depuis sa découverte, elle s’était emparée, du moins par la pensée de Roger, de tout ce qu’elle avait laissé à Marthe jusque-là.
XII
Depuis ce jour, chaque matin Roger partait de Honfleur, allait passer quelques instants devant la maison d’Ingouville, et revenait le soir, toujours sous le prétexte d’une chasse lointaine. Marthe s’y était habituée et n’y faisait pas la moindre attention; pour Bérénice, elle ne pouvait trouver naturel que monsieur passât à la chasse une centaine d’heures par semaine et ne rapportât jamais rien; un soir, Marthe en fit elle-même l’observation. La correspondance ne s’arrêtait pas néanmoins, et l’inconnue se laissait aller de jour en jour à une tendresse plus expansive.
Les excursions de Roger duraient depuis plus d’une semaine, lorsqu’il s’avisa de deux choses: la première était qu’il fallait s’informer du nom des propriétaires d’Ingouville, se faire donner pour eux une lettre de recommandation, et s’introduire dans la maison, sans se faire connaître de MMM.; la seconde, qu’il fallait, de temps à autre, rapporter un peu de gibier.
Il écrivit donc à Léon qu’il eût à lui envoyer, dans le plus bref délai possible, une lettre de n’importe qui pour M. Aimé Deslandes, à Ingouville.
En attendant la lettre, il va errer autour de la maison, sans jamais voir personne autre que quelques domestiques qui commençaient à remarquer ses assiduités. Il vit avec chagrin que le jardin n’était pas cultivé, que l’herbe poussait dans les allées, et qu’on aurait pu facilement lui appliquer cette naïveté d’une femme qui croyait que l’horticulture n’était autre chose que la culture des orties.
Il en tira la conséquence que l’ange se parait d’un peu plus d’amour de la nature et des fleurs qu’elle n’en ressentait réellement. Il en fut indisposé contre elle: l’affectation des bonnes qualités et des beaux sentiments est tellement odieuse, que, faute d’autre moyen de la détruire, on se sent quelquefois porté à désirer l’anéantissement de l’original pour anéantir en même temps les insupportables copies que l’on en fait.
Ce jour-là, la mauvaise humeur qu’il ressentait contre l’ange lui inspira naturellement l’idée qu’il ne fallait pas s’aliéner sa femme entièrement, et qu’il devait ne négliger aucune précaution pour ne pas lui laisser soupçonner l’infidélité tous les jours moins platonique dont il se rendait coupable envers elle. Aussi, à son retour à Honfleur, s’adressa-t-il à un braconnier qu’il connaissait un peu, et le pria-t-il de lui vendre une pièce de gibier quelconque. Le braconnier, un moment embarrassé, ne tarda pas à lui apporter un magnifique canard sauvage, que Roger paya sans marchander, et qu’il jeta sur la table avec un air d’indifférence étudié, quand Bérénice vint lui ouvrir la porte.
Le lendemain matin, il reçut de Léon la lettre pour M. Aimé Deslandes d’Ingouville; on ne l’annonçait que sous son nom de Roger. Il sauta de joie à la réception de cette lettre: il pourrait étudier l’ange sans qu’elle s’observât devant lui; il la verrait, lui parlerait, entendrait sa voix, sa voix qui manquait tant aux douces paroles qu’elle lui écrivait. Il était trop tard pour aller au Havre ce jour-là; il se mit à attendre que la journée passât, pressant chacun des actes qui la remplissaient et dont il n’avait ordinairement nul souci. Il demanda à dîner de bonne heure, parce qu’après dîner il n’y avait plus rien à faire qu’à se coucher et dormir jusqu’au lendemain.
Je ne sais quel air moqueur avait Bérénice en servant sur la table le produit de la chasse de son maître; toujours est-il qu’elle resta dans la salle à manger plus longtemps que son service ne l’exigeait, pour jouir de l’effet que devait produire nécessairement le plat qu’elle venait d’apporter.
Le canard sauvage était accommodé aux navets, ni plus ni moins que le dernier d’entre les canards de basse-cour. Marthe, en bonne ménagère, ne manqua pas de s’en apercevoir et d’en faire l’observation.
—Madame, reprit Bérénice, il faut que monsieur ait été à la chasse dans une ferme et ait tué ce canard en lui tordant le cou; car, outre qu’il n’a pas un grain de plomb dans tout le corps, c’est le canard le moins sauvage que l’on puisse voir, et je parierais mes gages d’un an qu’il barbotait encore avant-hier dans la mare de quelque ferme.
Marthe sourit, et, voyant l’embarras de Roger, elle dit:
—Bérénice, vous ne savez pas ce que vous dites.
—Si fait bien, madame, repartit Bérénice ne voyant pas ou feignant de ne pas voir les signes que sa maîtresse lui faisait pour lui ordonner de se taire; j’en ai accommodé par centaines, des sauvages et des privés; celui-ci est un peu trop gros pour un sauvage: un canard sauvage qui connaît son état a le cou plus grêle, la patte plus menue, les ongles plus noirs, et surtout la membrane des pieds un peu plus mince et douce que celle des pieds de ce pays. A un vrai canard sauvage, les palmes sont comme un satin.
Roger prit le parti d’avouer en souriant qu’il avait acheté le canard et que le braconnier s’était moqué de lui. Marthe sourit d’abord; puis quelque chose de contraint se mêla à son sourire; puis un mouvement imperceptible de sa physionomie sembla dire:
—Au fait, j’en ai pris mon parti.
Un quart d’heure après, elle ne pensait plus aux chasses sans résultat de son mari, ni à tout ce qu’elle aurait eu le droit d’en conclure.
Pour Roger, il avait perdu de vue ses griefs contre MMM. Il sentait à chaque instant un frisson lui parcourir le corps; puis il s’inquiétait de l’effet qu’il produirait sur elle. Il se releva au milieu de la nuit pour voir s’il avait un gilet convenable; il craignait d’être gauche, embarrassé; il préparait ce qu’il avait à dire.
—Après tout, se disait-il, elle ne saura pas que c’est moi.
Dès le point du jour, il était sur la jetée de Honfleur, attendant qu’il plût à la mer de monter assez haut pour qu’on pût mettre le passager à flot.
Arrivé