Midi à quatorze heures. Alphonse Karr

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Название Midi à quatorze heures
Автор произведения Alphonse Karr
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066080822



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et le souvenir ont le même prisme: l’éloignement. Devant ou derrière nous, nous appelons le bonheur ce qui est hors de notre portée, ce que nous n’avons pas encore ou ce que nous n’avons plus. C’est ce qui donne tant de prix aux choses que l’on craint de perdre. Le coucher du soleil, les derniers beaux jours de l’automne inspirent une mélancolie heureuse et inquiète à la fois, semblable à celle que l’on éprouve près d’un ami qui va partir pour un long voyage. Marthe et Roger sentaient tous deux cette irrésistible influence; mais, ne trouvant pas l’un dans l’autre de quoi calmer cette turbulence et cette agitation de l’âme, ils se gênaient mutuellement et s’évitaient autant qu’il était possible.

      Il n’y a que les imbéciles qui ont de l’esprit pour leur domestique ou pour leur coiffeur. Il n’y a que les sots, les gens qui ne se sentent pas, qui peuvent se consoler de laisser voir les secrets mouvements de leur cœur à des gens indifférents ou incapables de les comprendre.

      Les deux époux étaient bien persuadés, chacun pour sa part, que l’autre ne comprendrait pas ce qui se passait en lui, et jamais leur conversation n’avait été si décousue ni portant aussi exclusivement sur des futilités.

      Roger alors jeta les yeux autour de lui et se trouva misérablement isolé: Marthe, qui tenait la place de tant de bonheur qu’elle ne donnait pas; Léon Moreau, qui, au milieu des habitudes et des plaisirs de Paris, oubliait l’exilé et ne prenait pas le temps de lui répondre; tous ces étrangers avec lesquels il n’avait rien de commun. Il ne tarda pas à se trouver dans cette situation d’esprit où l’on ne désire rien, où la terre ni le ciel ne peuvent plus rien pour nous: la cervelle devient de plomb, on ne peut plus ni désirer ni se souvenir; les idées sont vagues, inertes, à demi effacées.

       Table des matières

      C’est dans ces moments que le moindre incident qui vient tirer de cette torpeur léthargique est reçu avec reconnaissance. Roger se crut sauvé quand on lui apporta une énorme lettre de Paris. Il la pesa dans la main et se réjouit en pensant qu’il y avait pour plus d’un quart d’heure de lecture; il se prépara à jouir en gourmet de cette distraction; il remit du bois au feu et ouvrit le paquet.

      Léon Moreau à Roger.

      «Je t’envoie, mon cher Roger, une lettre que j’ai reçue à l’adresse de ton nom de guerre, de ton nom poétique. Depuis ton départ, j’ai constamment ouvert les autres, qui me semblaient des lettres d’affaires; mais celle-ci, à en juger par l’écriture fine et les lignes serrées, a quelque chose de plus intime qui me détermine à te la faire passer. D’ailleurs, les blessures de ton cœur doivent être aujourd’hui cicatrisées, et tu ne seras peut-être pas fâché de faire une épreuve sur toi-même et de voir quelle impression produira sur toi un regard en arrière. J’espère aller cet hiver avec toi. Vous devez avoir des bécassines. Tu me donneras tes commissions pour Paris, etc.»

      MMM. à Vilhem.

      «Monsieur, je vous écris, et peut-être j’aimerais mieux ne pas vous écrire; peut-être déchirerai-je cette lettre aussitôt qu’elle sera terminée.

      «J’ai lu vos ouvrages, monsieur, et il m’a semblé qu’il m’était donné d’y voir bien des choses que tout le monde n’y voit pas; il m’a semblé que certaines pages, qui exprimaient si bien des idées et des douleurs confuses qui m’ont si souvent traversé le cœur, avaient été écrites exprès pour moi. Il m’a semblé que ces livres, destinés à tous, n’étaient réellement à leur adresse que dans mes mains. Je les sais presque par cœur; je les relis à chaque instant; quand je suis triste, je sais où trouver les passages où il y a une tristesse semblable à la mienne, je les relis, je pleure avec vous, et je me sens consolée; ma tristesse même me devient chère, et j’en aime presque les causes. Quand je suis heureuse, je relis ces descriptions avec tant d’amour, et je place mon bonheur dans les endroits où vivent vos héros. Il y a surtout dans un de vos livres une petite romance d’une simplicité, d’une suavité qui me charme au delà de toute expression; j’ai essayé sur ces paroles, pour les chanter, tous les airs de mon répertoire; eh bien, aucun ne me satisfait entièrement. Sans doute, monsieur, vous avez fait ces paroles sur un air; pourriez-vous m’en donner la musique? J’y attache quelque chose de presque sacré. Je ne les chante que quand je suis seule.

      «Mais que penserez-vous de moi, monsieur, de moi qui vous écris ainsi sans être connue de vous et sans vous connaître autrement que par vos livres? Je ne sais trop comment excuser à vos yeux cette démarche inconsidérée; je ne sais comment l’excuser à mes propres yeux..........

      . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

      «Je viens de passer un quart d’heure tenant ma lettre dans les mains, prête à la déchirer, et je ne l’ai pas fait. Il me semble, monsieur, qu’on peut agir différemment avec vous autres, poëtes, qu’avec le commun des hommes. D’ailleurs, j’ai trouvé pour moi-même les raisons qui justifient ma démarche.

      «Je ne vous ai jamais vu, et probablement je ne vous verrai jamais; tout nous sépare, les positions, les distances. Certes, je n’oserais vous écrire s’il y avait la moindre possibilité que je pusse vous voir quelque jour. Tenez, monsieur, cette idée me donne du courage, je vais être franche. Je désire beaucoup savoir cet air; mais ce qui me fait surtout vous écrire, c’est le désir de vous apprendre que j’existe, de vous faire savoir que, dans un coin du monde que vous ignorez, il y a une âme qui comprend la vôtre, une amie inconnue qui vous aime de l’affection la plus désintéressée. Quand vous écrirez de ces lignes si poignantes de vérité, quand vous dévoilerez ces trésors de l’âme que la foule regarde sans la voir, vous saurez qu’il y a un cœur pour les recevoir et les comprendre.

      «Tout cela, monsieur, n’est pas une correspondance que je veux avoir avec vous. Je ne le peux ni ne le dois. Vous me répondrez une fois, une seule fois, pour me dire que vous avez reçu ma lettre; souvent, en lisant vos livres, j’ai regretté qu’ils ne fussent pas écrits de votre main; les caractères de l’imprimerie me disaient trop qu’ils n’étaient pas pour moi seule, et j’en étais un peu jalouse. J’aurai quelques lignes écrites pour moi, écrites à moi, quelques lignes que personne ne verra, que je cacherai, comme on doit cacher tout bonheur.

      «Voici qu’il faut fermer ma lettre et j’ai encore envie de la brûler. Cependant le sort en est jeté. Si cela vous ennuie, vous la brûlerez vous-même. Mais quelque chose me dit que vous me répondrez.

      «Mon Dieu, si vous pouviez me croire légère, imprudente! Oh! monsieur, ne me jugez pas mal. Je suis une femme sage, modeste et retirée. L’amitié que j’ai pour vous est noble et pure. Je vous aime comme j’aime la verdure des bois, comme j’aime les sombres harmonies du vent. Si je trouvais dans mon cœur la moindre pensée condamnable, je ne vous écrirais pas; j’ai pour vous de la reconnaissance et une sainte amitié; je n’oserais pas vous aimer, si mon affection n’était pas une affection de sœur, et puis il y a longtemps que je vous connais; j’ai tant lu vos ouvrages, où il y a tant de votre âme!

      «Je ne relis pas ma lettre, je ne l’enverrais pas. Si vous me répondez, adressez votre lettre à MMM., poste restante, au Havre.»

       Table des matières

      Après la lecture de cette lettre, Roger se leva; il avait la tête brûlante. Il marcha dans sa chambre, puis dit:

      —Au Havre, c’est tout près de moi, c’est là; on y va en trois quarts d’heure.

      Il s’assit de nouveau et réfléchit à cette bizarre missive.

      —Est-elle réellement ce qu’elle craint tant de paraître? est-ce une coquette