Название | Les parisiennes de Paris |
---|---|
Автор произведения | Théodore Faullain De Banville |
Жанр | Языкознание |
Серия | |
Издательство | Языкознание |
Год выпуска | 0 |
isbn | 4064066086350 |
Dans les villas et dans les châteaux qu'on veut gagner au prix des innombrables martyres de l'Art et de l'Industrie, d'avance on dresse pour elle un berceau de feuillage et un banc de verdure! D'avance, dans le boudoir où doivent marcher ses pieds délicats, on étend sous ses pas les tapis d'Aubusson, et on cloue sur le mur les soieries de la Chine aux mille oiseaux!
Ici les femmes savent comme nous quel est le but de la vie. A Paris seulement, elles sont déesses, adorées bien plutôt qu'aimées, et aussi elles ont la confiance et le respect de leur divinité. Sans cesse embellies et lavées à l'immortelle Jouvence, elles osent s'aimer elles-mêmes, et tâchent de gravir marche à marche l'escalier de cristal de la Perfection.
Et, pour nommer un chat un chat, voilà pourquoi l'homme qui possède, soit à titre de mari, soit à titre d'amant, une vraie femme, envié, admiré, célébré, haï, chansonné, traîné dans la boue et porté aux nues, est ici un personnage comme le savant, comme le millionnaire, comme le grand poëte, et plus que ces gens-là ensemble, puisqu'il se promène en pantoufles dans l'Eldorado qu'ils entrevoient à peine entouré de fossés et fermé de grilles, là-bas, là-bas, au bout de leur route.
Ne vous étonnez donc pas de la prodigieuse célébrité arrivée en un jour à un brave garçon nommé Pierre Buisson, dont le nom était resté parfaitement obscur, malgré d'assez beaux travaux littéraires et scientifiques, car sa maîtresse, Henriette de Lysle, fut le parangon même de la beauté, de la grâce et de l'élégance, admirable à faire douter si les soleils se promenaient dans la rue?
Svelte et fière, hardie et chaste, la pâleur dorée de ses beaux traits s'harmonisait avec sa riche et soyeuse chevelure blonde, ses sourcils noirs ordonnaient et son sourire de reine était doux, et quel spectacle lorsqu'elle baissait ses paupières et qu'on pouvait admirer dans leur longueur ses cils bruns démesurés! Son cou et ses mains, ceux de la Polymnie; sa voix, une musique! et en voyant ses pieds nus, aucun cordonnier n'aurait pu affirmer qu'ils eussent jamais été chaussés!
Riches tous deux, Pierre et Henriette, je ne crois pas qu'il y ait jamais eu sur la terre un pareil bonheur. Elle pouvait chanter Auber et jouer du Mozart, elle était spirituelle, elle comprenait tout, même elle savait lire et elle ne faisait pas de fautes d'orthographe! Pourtant, comme le sybarite est toujours couché sur une feuille de rose, Pierre s'inquiétait un peu d'admirer chez son amie une ineffable sérénité et une pureté de gestes pour ainsi dire musicale, dont rien, chez aucune, femme, n'avait pu lui donner l'idée, car il semble qu'il ait dû falloir mille ans pour apprendre ainsi à imiter naturellement le calme harmonieux des statues: mais Henriette avait la jeunesse d'un lys!
Toujours reçu chez Henriette, Pierre Buisson s'affligeait souvent qu'elle n'eût jamais voulu franchir le seuil de son logement de garçon. Une fois il eut à faire un voyage de quatre jours, et, à son retour, il trouva madame de Lysle l'attendant chez lui au coin du feu. Pendant l'absence de Pierre, elle avait fait installer et meubler chez lui une salle de bains et un cabinet de toilette absolument pareils à ceux qu'il admirait, dans l'appartement d'Henriette; et, depuis lors, elle vint toutes les fois qu'il l'en pria.
Henriette avait la douce respiration d'un enfant et dormait avec la grâce immobile des toutes jeunes filles. Son souffle était si doux et ses mouvements si ailés, qu'un homme endormi ne pouvait s'apercevoir qu'elle s'éveillât; pourtant, je ne sais par quel indicible instinct, Pierre eut le sentiment qu'il était toujours seul à ces premières heures du matin où l'âme lutte entre la mort et le réveil, et qu'alors Henriette n'était plus auprès de lui. Mais cette impression ne se formula pas, et d'ailleurs, noyé dans le ciel des anges, il n'y avait de place en lui pour aucune pensée.
Donc, une si rare félicité fit émeute dans Paris. On en parla, on en cria, tout le monde embrassait Pierre Buisson dans l'espoir de l'étouffer; on lui prêtait de l'argent de force, quoiqu'il n'en eût pas besoin, et je crois que s'il se fût promené la nuit dans une forêt, fût-ce au bois de Boulogne, il aurait été égorgé comme un loup ou empoisonné comme un chien.
Par un soir de juin, il y a deux ans de cela, une société toute parisienne était réunie dans le parc du château que M. V… occupait alors à Auteuil; des dames charmantes d'abord, puis M. Achille B…, M. Nestor R…, M. S…-B…, le comte Horace de V…, Adolphe A…, Paul S…, René, et j'en passe. Comme Pierre Buisson était le lion du moment, et comme sa liaison était le plus grand succès parisien depuis La Dame aux Camélias, tout le monde louait à l'envi Henriette de Lysle, celui-ci décrivant ses pieds comme un statuaire, celui-là racontant sa voix de brise et de lyre, cet autre arrangeant en poëme de prose parlée le poëme de ses ajustements et de sa parure.
On était dans une telle veine de phrases heureuses que chaque convive enivrait tous les autres; on se serait cru dans ces féeries où les lèvres laissent tomber des pierres précieuses; seulement on voyait la bouche de Nestor R… se plisser de ce sourire fin qui court sur ses lèvres au moment où il va lancer un de ces traits qui restent vingt ans dans la blessure, et on en avait peur.
En effet, il prit son air bonhomme et fit des ronds sur le sable avec sa canne, et, comme on célébrait avec plus d'enthousiasme encore Henriette belle, Henriette majestueuse et pleine de grâce, Nestor R… baissa les yeux et demanda comme négligemment:
—«QUEL AGE A-T-ELLE?»
A ce mot, il sembla que tout le monde s'éveillait; il se fit un affreux silence.
Pierre Buisson crut sentir qu'on lui mordait le coeur; il devint pale comme un linge, un nuage de sang passa devant ses yeux. Il s'évanouit, et fut heureusement secouru par le docteur L… qui se trouvait là; puis, revenu à lui, il se sauva, à pied et comme un fou, sur la route de Paris.
A présent, il songeait, il comprenait tout, une lumière terrible s'était faite en lui. Il embrassait d'un coup d'oeil idéal toute la beauté d'Henriette, et recommençait à se poser à lui-même l'implacable question: «Quel âge a-t-elle?» La vie de la femme est comme une perpétuelle enfance, et le jour où sa beauté arrive à être parfaite, elle commence déjà à se dégrader. Même au moment où elle voit son ouvrage se détruire, la Nature ne renonce jamais à ce travail de perfectionnement qu'elle fait sur toutes ses créatures. Ce sont les mains qui de jour en jour se précisent, c'est une rougeur vermeille qui disparaît pour laisser plus pur un méplat d'ivoire; c'est la chevelure qui se replante mieux et s'arrange à l'air du visage. Chez Henriette, rien de tout cela! Elle est accomplie comme la Vénus de Cléomène et comme Ninon de Lenclos à son dernier amour, achevée comme une fleur, polie comme une pierre précieuse. Doute effroyable: Quel âge a-t-elle?
L'histoire de Pandore est l'histoire de toutes les boîtes qu'on ne doit pas ouvrir. Vous devinez les luttes, les remords, les paradoxes où s'égara Pierre Buisson, et qu'un jour enfin, à force de lassitude et de haine contre lui-même, au moment où Henriette cachait sa belle tête sur le sein de ce lâche amant, un démon lui arracha les paroles coupables, et qu'il balbutia à voix basse, comme un assassin, ces mots qui en passant lui brûlèrent les lèvres: «Je voudrais savoir ton âge!»
Tel sans doute le dieu Amour cria de douleur en s'éveillant sous la goutte d'huile brûlante de Psyché; pareille à une lionne blessée et à une femme insultée, Henriette s'arracha des bras de Pierre en poussant un grand cri de désespoir et d'amour trompé, un cri tel que la grande Rachel aurait seule pu le retrouver dans ses délires. Et elle s'enfuit.
Quinze jours après, comme Pierre Buisson, assis sur un divan, cachait sa tête dans ses deux mains, son domestique lui remit un paquet soigneusement cacheté. L'adresse était écrite de la main d'Henriette de Lysle; l'enveloppe ne contenait qu'un papier: l'acte de naissance d'Henriette de Lysle.
Pierre leva les bras au ciel.
—«Oh! murmura-t-il, c'était donc vrai!
—»Eh bien! oui, dit en entrant la gentille et pimpante Naïs, elle a cet âge-là! Vous le savez: vous voilà heureux!