Les parisiennes de Paris. Théodore Faullain De Banville

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Название Les parisiennes de Paris
Автор произведения Théodore Faullain De Banville
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066086350



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ma chérie! et, si ça n'était pas trop bête, je crois que j'irais me jeter à l'eau comme une grisette; mon âme est triste jusqu'au suicide et jusqu'au réchaud de charbon des repasseuses. Ce n'est pas que je sois lasse de vivre, non! mais, tu le sais, toi qui me connais jusque dans la moelle des os, au contraire, je suis lasse de ne pas vivre, de m'agiter dans une éternelle fiction et d'être rivée à un mensonge qui ne finit pas. Oh! Jacqueline, quel sort!

      »Ne prends pas le temps de t'étonner, écoute-moi bien. Je t'écris après une rupture, encore! après une rupture lâche, assassine, entourée d'hypocrisie comme tout ce qui est ma vie. Mon coeur est déchiré en deux, et personne ne peut me plaindre pour la catastrophe d'un amour que je n'ai avoué à personne, et que d'ailleurs j'ai brisé moi-même. Il y a bien ma mère qui sait tout; mais, ma mère!…

      »Hein, les poëtes qui se sont plu à raconter les destinées ironiques et à mettre des pleurs dans les yeux de Triboulet, s'ils connaissaient la vie d'une ingénue de théâtre!… Mais, excepté nous deux, qui la connaîtrait? Oui, tout saigne en moi, et il faut que je te fasse toucher une à une toutes mes blessures; je veux te montrer le calice que j'épuise goutte à goutte, grand Dieu! depuis dix années.

      »Pour une femme qui joue les ingénues, les petites grues, comme tu dis si bien, ces anges domestiques, Rose, Emma, Adèle, douées par les auteurs de toutes les grâces enfantines, on croit que la comédie est finie quand le rideau est baissé; hélas, c'est là qu'elle commence! Avoir pris pendant quatre heures des inflexions et des moues de petite fille, avoir couru après les papillons en menaçant de s'envoler soi-même, avoir caché son coeur et sa gorge sous cette robe de mousseline blanche et sous ce ridicule tablier de soie à bretelles qui au théâtre sont le symbole de la jeunesse, ce n'est rien encore!

      »Le public est féroce et veut plus que cela. Je gagne quinze mille francs, soit; et les journaux proclament que je suis, depuis mademoiselle Anaïs Aubert, la première et la seule ingénue; sais-tu à quel prix? Tu te rappelles dans la Physiologie du Mariage ces phrases décisives comme le couteau de la guillotine, au-dessus desquelles Balzac écrit le mot Axiomes en lettres capitales? Eh bien, écoutes-en une comme ça; celle-là, je suis payée pour pouvoir la faire!»

      AXIOME:

      «La réputation de talent d'une ingénue au théâtre, est en raison directe de sa réputation d'ingénuité à la ville.»

      «Ces quelques mots ne te disent-ils pas toute l'horreur de ma vie?

      »Si elle a plus de dix-sept ans,

      »Si elle prend un amant,

      »Si elle se marie,

      »Si elle se montre coiffée à la Russe,

      »Si elle cesse une minute de s'habiller en baby et de parler gnan-gnan,

      »Si ses cheveux brunissent,

      »S'il lui vient, comme à tout le monde, des bras et des épaules, et le reste; si ses mains s'achèvent,

      »Si on la rencontre dans la rue donnant le bras à un ami de son père (ce qui arrive aux plus honnêtes jeunes filles),

      »Enfin,

      »Si elle est soupçonnée d'en savoir plus qu'Agnès,

      »Et d'avoir lu autre chose que les Contes de Perrault et Paul et Virginie,

      »L'ingénue n'existe plus, le théâtre n'en veut plus, les auteurs n'en veulent plus, les journaux n'en veulent plus, elle n'a qu'à faire ses malles et à aller jouer les duègnes en province!

      »Pour les autres comédiens, quand la pièce est finie, tout est fini. M. Beauvallet n'est pas forcé d'être terrible, ni M. Hyacinthe bouffon lorsqu'ils se promènent sur le boulevard; moi, je ne peux jamais quitter mon masque, et je couche avec! Toi, n'est-ce pas? tu as vingt-deux ans, tu l'avoues, et tu te pares de ton éclatante jeunesse. Ces magnifiques sourcils dont je te parlais, et qui sont une de tes beautés, tu les vois sans crainte épaissir encore et se rejoindre en arc, comme ceux d'une femme amoureuse et jalouse. En s'achevant, tes formes sont devenues luxuriantes et splendides comme celles de la maîtresse de Titien, et Molière ne s'en plaint pas. A seize ans, tu as aimé, et pour ceux qui te voyaient, pareille à une poétique bacchante des anciens âges, ardente et franche Bourguignonne de Joigny, fille de vignerons à la noire chevelure, il aurait pour ainsi dire semblé monstrueux qu'il en fût autrement. Mais moi! je le répète, j'ai dix-sept ans et il faut que j'aie dix-sept ans; j'y suis condamnée. Mais, me diras-tu, pendant combien de temps? pendant toujours! Mais si on se souvient que j'avais dix-sept ans l'année dernière, et que depuis cela il s'est écoulé une année? Ah! oui, question terrible! Eh bien! voilà la réponse, il ne faut pas qu'on s'en souvienne. Mais si mon coeur parle, si mon coeur bat? Il ne faut pas qu'il batte! Rose, Emma et Adèle n'ont pas de coeur chez M. Scribe, et moi je suis Rose, je suis Emma, je suis Adèle! Tout au plus peuvent-elles répondre en baissant les yeux aux madrigaux murmurés par un fiancé qui est leur cousin ou par un cousin qui est leur fiancé, sur l'air de La Robe et les Bottes, et c'est ce que je peux faire comme elles si le coeur m'en dit, car ma mère m'a déniché pour cela un cousin qui est né avec des gants, et qui copie ses habits, ses cravates, son sourire et jusqu'à ses moustaches absentes et à ses airs de tête sur ceux de M. Berton, du Gymnase!

      »Sans ironie, à présent, Jacqueline, voici la réalité de mon atroce existence. Je me nomme, sur mon acte de naissance, Henriette-Cécile, de beaux noms, comme tu vois, et pour avoir une allure enfantine, il m'a fallu accepter le ridicule nom d'Émérance, emprunté à un roman de madame Ancelot. Il m'a fallu conserver à mes bandeaux, par quels procédés! cette nuance enfantine de blond pâle avec des lumières d'or femelle que nul enfant ne garde passé quatre ans, quoi qu'il arrive! Ces cheveux qui, soignés comme d'autres, auraient vécu quarante ans, et qui meurent de sécheresse, je vois ce qu'il en reste après le démêloir, tous les jours! Je porte une natte. Enfin, ô Jacqueline! j'ai vingt-quatre ans! Sous cette fausse enfance que je fais durer avec épouvante et à force d'intrigues, je sens poindre des rides qui ne pardonneront pas. Chez ma mère, comme au théâtre, crois-tu que j'aie jamais eu le droit de quitter les absurdes petits ouvrages au crochet et de prendre un livre sérieux qui m'instruirait, ou un beau roman qui me raconterait les pensées et la vie des autres, puisque moi je ne puis ni penser ni vivre! Non, car on peut venir, et il faut qu'on me trouve vêtue du tablier de soie à bretelles, parlant gnan-gnan, et même dans le salon de ma mère, courant après les papillons de M. Scribe! Surtout et avant tout, à tout ce qu'on dit et à tout ce qu'on nomme, il faut que je baisse les yeux et que je rougisse, et pour cela, je te prie de le croire, je n'ai pas de peine, car mon sang m'étouffe!

      »Pourtant, j'ai aimé; ce n'est pas avec toi que je ferai la bégueule! Deux fois, hélas, oui! deux fois déjà j'ai essayé d'oublier mon enfer dans les illusions de ce rêve! J'ai connu l'amour, mais non pas comme toi, en avouant fièrement celui que j'avais choisi et en me glorifiant d'une passion sincère. C'est hypocritement, en mentant, en me cachant, que j'ai prêté mon coeur sans le donner, avec l'arrière-pensée que je tentais une chose impossible. Ces douces confidences, qui s'échangent aux clartés amies de la nuit et parmi ses ombres silencieuses, c'est le jour que je les ai faites, au grand soleil qui les effare, dans une maison où j'entrais voilée, et d'où je sortais tremblante, masquée avec effroi de ma pudeur jouée et de mon enfance d'emprunt. Et pourtant, chaque fois que j'ai essayé ainsi d'échapper à ma solitude j'espérais bien que ce serait pour toujours; mais chaque fois il m'a fallu rompre en me laissant juger comme la dernière des femmes sans coeur, car tu connais notre situation?

      »Dix mille francs au moins par année pour la toilette de théâtre et la toilette de ville, c'est ce que je dépense au bas mot pour être pauvrement vêtue au milieu des grandes actrices, parmi lesquelles je compte. Reste donc cinq mille francs pour vivre, ma mère, ma tante et moi, dans un appartement qui en coûte déjà deux mille, et pour payer la pension de ma petite soeur. Il arrive toujours un moment où les dettes s'accumulent au point de rendre la vie impossible. Alors il faut avoir recours à ces ressources mortelles que la vie de théâtre nous impose,