Название | Frédéric |
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Автор произведения | Joseph Fiévée |
Жанр | Языкознание |
Серия | |
Издательство | Языкознание |
Год выпуска | 0 |
isbn | 4064066084981 |
«Merci, madame Leblanc, lui dis-je en la quittant pour remonter chez moi; car nous venions d'arriver. J'ai lu quelque part qu'il n'y a pas de héros pour son valet-de-chambre; mais je vois maintenant qu'il n'y a pas de philosophe pour sa gouvernante. Je profiterai de vos avis».
J'en profitai en effet. Du double fardeau dont m'avoit chargé M. de Vignoral, je sentis que je pouvois sans crainte retrancher la moitié. Je me promis de laisser là les mathématiques, et de ne m'occuper que du précieux manuscrit.
J'ai bien autre chose à faire.
Levé de grand matin, déjà mes plumes étoient taillées; je me plaçois à mon bureau, quand je vis entrer un grand homme sec, mis avec la propreté la plus recherchée, et qu'à ses révérences méthodiques j'aurois reconnu pour un maître de danse si j'avois eu plus d'habitude du monde. Il ne m'avoit pas encore parlé, et déjà j'aurois pu croire que j'avois pris ma première leçon; car la politesse m'obligeoit à lui rendre tous les saluts qu'il me faisoit, et il m'en fit beaucoup, m'examinant chaque fois avec plus d'attention.
«Monsieur n'a pas encore reçu les premiers principes, me dit-il en m'adressant une nouvelle révérence: j'en suis charmé; j'aime mieux commencer mes élèves que de les trouver imbus d'idées fausses sur un art que beaucoup de gens professent, et dont si peu connoissent l'étendue et la profondeur.»
«—Puis-je savoir, monsieur, à qui j'ai l'honneur de parler?»
«—Monsieur, je viens vous donner des leçons de graces, d'à-plomb, de légéreté et d'expression; je suis artiste et professeur de danse». Il me fit encore un salut; mais celui-là fut si prompt, qu'il eût fallu une connoissance approfondie des règles de l'art pour décider s'il y avoit plus d'expression que de légéreté dans une inclination pareille.
«J'ai long-temps exercé mon art à l'Opéra; j'ai l'honneur de l'enseigner aux enfans des meilleures maisons de France. J'espère que monsieur sera docile, et qu'il me donnera la gloire de le mettre bientôt au rang de mes élèves les plus distingués.»
Sans attendre ma réponse, il me prit par les mains, qu'il ne quitta, pendant un quart-d'heure, que pour me pousser la tête en arrière; de ses genoux il pressoit mes genoux, de ses pieds il tournoit mes pieds avec tant d'expression et si peu de légéreté, que lorsqu'il m'abandonna à moi même, je fus trop heureux de trouver un fauteuil pour me retenir: j'avois le corps brisé.
«Fort bien, monsieur, fort bien; vous avez des dispositions très-heureuses. Il faut souvent vous exercer: la danse est un art difficile qui se perd aussitôt qu'on le néglige. Les premiers élémens fatiguent un peu, continua-t-il en me voyant étendre les jambes avec les efforts les plus pénibles; mais aussi quelle satisfaction quand vous serez en état d'exécuter! Voyez ce pas: une, deux, trois, quatre; quelle sévérité dans l'ensemble! cette pirouette: une, deux, trois, quatre, cinq, six; quel fini dans les détails! Monsieur connoît sans doute l'Opéra?—Non, monsieur.—C'est là que vous verrez des artistes qui n'ont pas de rivaux dans l'univers entier. L'Europe savante peut, dans beaucoup de choses, le disputer à la France; mais pour la danse, il n'y a que Paris. On ne peut calculer les élans que fait chaque jour cet art étonnant: s'il décline, ce ne sera que par ses propres excès. Pour la légéreté, monsieur, vivent les François!»
Je convins de prix avec l'artiste qui vouloit bien me donner des graces; nous fixâmes les jours et l'heure des leçons, et je le reconduisis jusqu'à la porte, en le saluant.
«On ne peut pas mieux, me dit-il». Étoit-ce à ma révérence ou à mon attention que cela s'adressoit? Je l'ignore encore aujourd'hui; mais j'ai remarqué que de tous les maîtres qu'un jeune homme peut se donner, le plus sensible aux bienséances d'usage est toujours le maître de danse. Payez-les peu; si vous les saluez beaucoup, ils seront toujours satisfaits. J'allois fermer ma porte quand un petit homme, dont tous les mouvemens sembloient convulsifs, me demanda l'appartement de M. Frédéric. Je le fis entrer.
«Est-ce monsieur qui desire apprendre la musique?—Oui, monsieur.—Quel instrument monsieur a-t-il choisi?—Moi, je ne tiens qu'à la musique vocale, et je m'en rapporterai à vous. Lequel préférez-vous m'apprendre?—Monsieur, cela m'est parfaitement indifférent: la harpe ou le piano, puisque vous voulez chanter; il faut choisir entre ces deux-ci.—Mais encore, que me conseillez-vous?—Monsieur, cela m'est parfaitement indifférent; puisque je suis réduit à donner des leçons, peu m'importe que ce soit de harpe ou de forté.—Vous avez donc éprouvé des malheurs, monsieur?—Des malheurs! on s'en console aisément; mais des injustices atroces, des cabales abominables, voilà, monsieur, ce dont on ne se console jamais. J'avois fait un opéra délicieux pour la musique, car vous savez que les paroles ne sont pour rien dans un opéra. Ce que vous ne savez pas, monsieur, c'est que le théâtre appartient exclusivement à quelques auteurs privilégiés, et qu'un jeune homme a toutes les peines du monde à s'y faire jour». Je le regardai alors fixement, car l'accent de tristesse avec lequel il s'exprimoit me pénétroit l'ame, et je m'apperçus que le jeune homme qui avoit peine à se faire jour approchoit de la cinquantaine.
«Après avoir attendu long-temps, j'eus enfin mon tour. Ah! monsieur, je crois que les acteurs, l'orchestre et le public s'étoient donné le mot pour me tuer. Quel bruit dans le parterre! Avez vous l'oreille juste?—Je crois que oui.—Écoutez, monsieur, écoutez cet air, qui, placé à la seconde scène, auroit assuré le succès d'un ouvrage, fût-il pitoyable, et vous ne croirez pas à la chute du mien.»
Il se mit à chanter, et j'oserois jurer que, montre sur table, l'air dura plus de quinze minutes. J'eus le temps de compter les vers; il y en avait huit; mais le musicien les avoit si souvent répétés, il les avoit sur-tout si bien mêlés les uns avec