La Sorcière. Jules Michelet

Читать онлайн.
Название La Sorcière
Автор произведения Jules Michelet
Жанр Документальная литература
Серия
Издательство Документальная литература
Год выпуска 0
isbn 4064066080655



Скачать книгу

de supplice, les diables assouvissent sur leurs victimes les caprices les plus révoltants. Conception immorale et profondément coupable! d'une prétendue justice qui favorise le pire, empire sa perversité en lui donnant un jouet, et corrompt le démon même!

      Temps cruels! Sentez-vous combien le ciel fut noir et bas, lourd sur la tête de l'homme? Les pauvres petits enfants, dès leur premier âge imbus de ces idées horribles, et tremblants dans le berceau! La vierge pure, innocente, qui se sent damnée du plaisir que lui inflige l'Esprit. La femme, au lit conjugal, martyrisée de ses attaques, résistant, et cependant, par moments, le sentant en elle... Chose affreuse que connaissent ceux qui ont le ténia. Se sentir une vie double, distinguer les mouvements du monstre, parfois agité, parfois d'une molle douceur, onduleuse, qui trouble encore plus, qui ferait croire qu'on est en mer! Alors, on court éperdu, ayant horreur de soi-même, voulant s'échapper, mourir...

      Même aux moments où le démon ne sévissait pas contre elle, la femme qui commençait à être envahie de lui errait accablée de mélancolie. Car, désormais, nul remède. Il entrait invinciblement, comme une fumée immonde. Il est le prince des airs, des tempêtes, et tout autant, des tempêtes intérieures. C'est ce qu'on voit exprimé grossièrement, énergiquement sous le portail de Strasbourg. En tête du chœur des Vierges folles, leur chef, la femme scélérate qui les entraîne à l'abîme, est pleine, gonflée du démon, qui regorge ignoblement et lui sort de dessous ses jupes en noir flot d'épaisse fumée.

      Ce gonflement est un trait cruel de la possession; c'est un supplice et un orgueil. Elle porte son ventre en avant, l'orgueilleuse de Strasbourg, renverse sa tête en arrière. Elle triomphe de sa plénitude, se réjouit d'être un monstre.

      Elle ne l'est pas encore, la femme que nous suivons. Mais elle est gonflée déjà de lui et de sa superbe, de sa fortune nouvelle. La terre ne la porte pas. Grasse et belle, avec tout cela, elle va par la rue, tête haute, impitoyable de dédain. On a peur, on hait, on admire.

      Notre dame de village dit, d'attitude et de regard: «Je devrais être la Dame!... Et que fait-elle là-haut, l'impudique, la paresseuse, au milieu de tous ces hommes, pendant l'absence du mari?» La rivalité s'établit. Le village, qui la déteste, en est fier. «Si la châtelaine est baronne, celle-ci est reine... plus que reine, on n'ose dire quoi...» Beauté terrible et fantastique, cruelle d'orgueil et de douleur. Le démon même est dans ses yeux.

      Il l'a et ne l'a pas encore. Elle est elle, et se maintient elle. Elle n'est du démon ni de Dieu. Le démon peut bien l'envahir, y circuler en air subtil. Et il n'a encore rien du tout. Car il n'a pas la volonté. Elle est possédée, endiablée, et elle n'appartient pas au Diable. Parfois il exerce sur elle d'horribles sévices, et n'en tire rien. Il lui met au sein, au ventre, aux entrailles, un charbon de feu. Elle se cabre, elle se tord, et dit cependant encore: «Non, bourreau, je resterai moi.»

      «—Gare à toi! je te cinglerai d'un si cruel fouet de vipère, je te couperai d'un tel coup, qu'après tu iras pleurant et perçant l'air de tes cris.»

      La nuit suivante, il ne vient pas. Au matin (c'est le dimanche), l'homme est monté au château. Il en descend tout défait. Le seigneur a dit: «Un ruisseau qui va goutte à goutte ne fait pas tourner le moulin... Tu m'apportes sou à sou, ce qui ne me sert à rien... Je vais partir dans quinze jours. Le roi marche vers la Flandre, et je n'ai pas seulement un destrier de bataille. Le mien boite depuis le tournoi. Arrange-toi. Il me faut cent livres...—Mais, monseigneur, où les trouver?—Mets tout le village à sac, si tu veux. Je vais te donner assez d'hommes... Dis à tes rustres qu'ils sont perdus si l'argent n'arrive pas, et toi le premier, tu es mort... J'ai assez de toi. Tu as le cœur d'une femme; tu es un lâche, un paresseux. Tu périras, tu la payeras ta mollesse, ta lâcheté. Tiens, il ne tient presque à rien que tu ne descendes pas, que je ne te garde ici... C'est dimanche; on rirait bien si on te voyait d'en bas gambiller à mes créneaux.»

      Le malheureux redit cela à sa femme, n'espère rien, se prépare à la mort, recommande son âme à Dieu. Elle, non moins effrayée, ne peut se coucher ni dormir. Que faire? Elle a bien regret d'avoir renvoyé l'Esprit. S'il revenait!... Le matin, lorsque son mari se lève, elle tombe épuisée sur le lit. A peine elle y est qu'elle sent un poids lourd sur sa poitrine; elle halète, croit étouffer. Ce poids descend, pèse au ventre, et en même temps à ses bras elle sent comme deux mains d'acier. «Tu m'as désiré... Me voici... Eh bien, indocile, enfin, enfin, je l'ai donc ton âme?—Mais, messire, est-elle à moi? Mon pauvre mari! Vous l'aimiez... Vous l'avez dit... Vous promettiez...—Ton mari! as-tu oublié?... es-tu sûre de lui avoir toujours gardé ta volonté?... Ton âme! je te la demande par bonté, mais je l'ai déjà...

      «—Non, messire, dit-elle encore par un retour de fierté, quoiqu'en nécessité si grande. Non, messire, cette âme est à moi, à mon mari, au sacrement...

      «—Ah! petite, petite sotte! incorrigible! Ce jour même, sous l'aiguillon, tu luttes encore!... Je l'ai vue, je la sais, ton âme, à chaque heure, et bien mieux que toi. Jour par jour, j'ai vu tes premières résistances, tes douleurs et tes désespoirs. J'ai vu tes découragements quand tu as dit à demi voix: «Nul n'est tenu à l'impossible.» Puis j'ai vu tes résignations. Tu as été battue un peu, et tu as crié pas bien fort... Moi, si j'ai demandé ton âme, c'est que déjà tu l'as perdue...

      «Maintenant ton mari périt... Que faut-il faire? J'ai pitié de vous... Je t'ai... mais je veux davantage, et il me faut que tu cèdes, et d'aveu, et de volonté. Autrement il périra.»

      Elle répondit bien bas, en dormant: «Hélas! mon corps et ma misérable chair, pour sauver mon pauvre mari, prenez-les... Mais mon cœur, non. Personne ne l'a eu jamais, et je ne peux pas le donner.»

      Là, elle attendit, résignée... Et il lui jeta deux mots: «Retiens-les. C'est ton salut.»—Au moment, elle frissonna, se sentit avec horreur empalée d'un trait de feu, inondée d'un flot de glace... Elle poussa un grand cri. Elle se trouva dans les bras de son mari étonné, et qu'elle inonda de larmes.

      Elle s'arracha violemment, se leva, craignant d'oublier les deux mots si nécessaires. Son mari était effrayé. Car elle ne le voyait pas même, mais elle lançait aux murailles le regard aigu de Médée. Jamais elle ne fut plus belle. Dans l'œil noir et le blanc jaune flamboyait une lueur qu'on n'osait envisager, un jet sulfureux de volcan.

       Elle marcha droit à la ville. Le premier mot était vert. Elle vit pendre à la porte d'un marchand une robe verte (couleur du Prince du monde). Robe vieille, qui, mise sur elle se trouva jeune, éblouit. Elle marcha, sans s'informer, droit à la porte d'un juif, et elle y frappa un grand coup. On ouvre avec précaution. Ce pauvre juif, assis par terre, s'était englouti de cendre. «Mon cher, il me faut cent livres!—Ah! madame, comment le pourrais-je? Le prince-évêque de la ville, pour me faire dire où est mon or, m'a fait arracher les dents[25]... Voyez ma bouche sanglante...—Je sais, je sais. Mais je viens chercher justement chez toi de quoi détruire ton évêque. Quand on soufflète le pape, l'évêque ne tiendra guère. Qui dit cela? C'est Tolède[26].»

      Il avait la tête basse. Elle dit, et elle souffla... Elle avait une âme entière, et le Diable par-dessus. Une chaleur extraordinaire remplit la chambre. Lui-même sentit une fontaine de feu. «Madame, dit-il, madame, en la regardant en dessous, pauvre, ruiné comme je suis, j'avais quelques sous en réserve pour nourrir mes pauvres enfants.—Tu ne t'en repentiras pas, juif... Je vais te faire le grand serment dont on meurt... Ce que tu vas me donner, tu le recevras dans huit jours et de bonne heure, et le matin... Je t'en jure et ton grand serment, et le mien plus grand: Tolède

      Un an s'était écoulé. Elle s'était arrondie. Elle se faisait toute d'or. On était étonné de voir sa fascination. Tous admiraient, obéissaient. Par un miracle du Diable, le juif, devenu généreux, au moindre signe prêtait. Elle seule soutenait le château et de son crédit à la ville, et de la terreur du village, de ses rudes extorsions. La victorieuse robe verte allait, venait de plus en plus neuve et belle. Elle-même prenait une colossale beauté de triomphe et d'insolence. Une chose naturelle effrayait. Chacun disait: «A son âge, elle grandit!»

      Cependant,