Le livre de la Jungle. Rudyard Kipling

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Название Le livre de la Jungle
Автор произведения Rudyard Kipling
Жанр Зарубежная классика
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Издательство Зарубежная классика
Год выпуска 0
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couché, la tête sur la belle fourrure noire de la panthère:

      – Petit frère, combien de fois t’ai-je averti que Shere Khan est ton ennemi?

      – Autant de fois qu’il y a de noix sur cette palme! déclara Mowgli, qui, naturellement, ne savait pas compter. Et puis après?.. J’ai sommeil, Bagheera, et Shere Khan est tout en queue et en cris… comme Mor, le Paon.

      – Mais ce n’est plus le temps de dormir. Baloo le sait, je le sais aussi, tout le clan le sait, et même ces imbéciles, ces imbéciles de daims le savent… Tabaqui te l’a dit lui-même.

      – Oh! oh! dit Mowgli, Tabaqui est venu à moi, il n’y a pas longtemps, pour me raconter je ne sais plus quelle impertinente histoire: j’étais un petit d’homme, un petit nu, pas même bon à déterrer les truffes… Mais j’ai pris Tabaqui par la queue et l’ai cogné à deux reprises contre un palmier pour lui apprendre de meilleures manières.

      – C’était une sottise, car si Tabaqui est un faiseur de ragots, il n’en voulait pas moins te parler d’une chose qui te touche de près. Ouvre donc ces yeux-là, petit frère: Shere Khan n’ose pas te tuer dans la jungle; mais rappelle-toi bien qu’Akela est très vieux, que bientôt viendra le jour où il ne pourra plus tuer son chevreuil, et qu’alors il ne conduira plus le clan. Beaucoup des loups qui t’examinèrent quand tu fus présenté au Conseil sont vieux maintenant, eux aussi, et les jeunes loups pensent – Shere Khan leur a fait la leçon – qu’un petit d’homme n’est pas à sa place dans le clan. Bientôt tu seras un homme…

      – Et qu’est-ce que c’est qu’un homme qui ne courrait pas avec ses frères? dit Mowgli. Je suis né dans la jungle, j’ai obéi à la Loi de la Jungle, et il n’y a pas un de nos loups des pattes duquel je n’aie tiré une épine. Ils sont bien mes frères!

      Bagheera s’étendit de toute sa longueur, et ferma les yeux à demi.

      – Petit frère, dit-elle, mets ta main sous ma mâchoire.

      Mowgli avança sa forte main brune, et, juste sous le menton soyeux de Bagheera, où les formidables muscles roulaient dissimulés dans la fourrure lustrée, il sentit une petite place nue.

      – Il n’y a personne dans la jungle qui sache que moi, Bagheera, je porte cette marque… la marque du collier; et pourtant, petit frère, je suis née parmi les hommes, et c’est parmi les hommes que ma mère mourut, dans les cages du palais royal, à Oodeypore. C’est à cause de cela que j’ai payé le prix au Conseil, quand tu étais un pauvre petit tout nu. Oui, moi aussi, je suis née parmi les hommes. Je n’avais jamais vu la jungle. On m’a nourrie derrière des barreaux dans une marmite de fer; une nuit je sentis que j’étais Bagheera – la panthère – et non pas un jouet pour les hommes, je brisai la misérable serrure d’un coup de patte, et m’en allai. Puis, comme j’avais appris les manières des hommes, je devins plus terrible dans la jungle que Shere Khan, n’est-il pas vrai?

      – Oui, dit Mowgli, toute la jungle craint Bagheera… toute la jungle, sauf Mowgli.

      – Oh, toi, tu es un petit homme! dit la panthère noire avec une infinie tendresse; et de même que je suis retournée à ma jungle, ainsi tu dois à la fin retourner aux hommes, aux hommes qui sont tes frères… si tu n’es point d’abord tué au Conseil!

      – Mais pourquoi, pourquoi quelqu’un désirerait-il me tuer? répliqua Mowgli.

      – Regarde-moi, dit Bagheera.

      Et Mowgli la regarda fixement, entre les yeux. La grande panthère tourna la tête au bout d’une demi-minute.

      – Voilà pourquoi! – dit-elle, en croisant ses pattes sur les feuilles. – Moi-même je ne peux te regarder entre les yeux, et pourtant je suis née parmi les hommes, et je t’aime, petit frère. Les autres, ils te haïssent parce que leurs yeux ne peuvent soutenir les tiens; parce que tu es sage; parce que tu as tiré de leurs pieds les épines… parce que tu es un homme.

      – Je ne savais pas ces choses, dit Mowgli d’un ton boudeur.

      Et il fronça ses lourds sourcils noirs.

      – Qu’est-ce que la Loi de la Jungle? Frappe d’abord, et donne de la voix. A ton insouciance même, ils voient que tu es un homme. Mais sois prudent. J’ai au cœur une certitude: la première fois que le vieil Akela manquera sa proie – et chaque jour il a plus de peine à agrafer son chevreuil – le clan se tournera contre lui et contre toi. Ils tiendront une assemblée sur le Rocher, et alors… et alors… J’y suis! – dit Bagheera en se levant d’un bond. – Descends vite aux huttes des hommes dans la vallée, et prends-y un peu de la Fleur Rouge qu’ils y font pousser: ainsi, quand le moment sera venu, auras-tu un allié plus fort même que moi ou Baloo ou ceux de la tribu qui t’aiment… Va chercher la Fleur Rouge.

      Par Fleur Rouge, Bagheera voulait dire du feu. Mais aucune créature de la jungle n’appellerait le feu par son vrai nom. Chaque bête en éprouve, toute la vie, une crainte mortelle, et invente cent manières de le décrire sans le nommer.

      – La Fleur Rouge! dit Mowgli. Cela pousse au crépuscule auprès de leurs huttes. J’irai en chercher.

      – Voilà bien le petit d’homme qui parle! dit Bagheera avec orgueil. Rappelle-toi qu’elle pousse dans de petits pots. Prends-en un rapidement, et garde-le avec toi pour le moment où tu en auras besoin.

      – Bon, dit Mowgli, j’y vais. Mais es-tu sûre, ô ma Bagheera – il passa son bras autour du cou splendide, et plongea son regard au fond des grands yeux – es-tu sûre que tout cela soit l’œuvre de Shere Khan?

      – Par la Serrure brisée qui m’a faite libre, j’en suis sûre, petit frère!

      – Alors, par le Taureau qui me racheta! je payerai à Shere Khan ce que je lui dois, honnêtement; il se peut même qu’il reçoive un peu plus que son compte.

      Et Mowgli partit d’un bond.

      – Voilà l’homme! Voilà bien l’homme – se dit la panthère à elle-même en se recouchant. – Oh! Shere Khan, tu n’as jamais fait chasse plus dangereuse que cette chasse à la grenouille, il y a dix ans!

      Mowgli était déjà loin parmi la forêt, trottant ferme, et il sentait son cœur tout chaud dans sa poitrine. Il arriva à la caverne au moment où s’élevait le brouillard du soir; il reprit haleine et regarda en bas, dans la vallée. Les petits loups étaient sortis, mais la mère, au fond de la caverne, comprit à son souffle que quelque chose troublait sa grenouille.

      – Qu’y a-t-il, fils? dit-elle.

      – Des potins de chauve-souris à propos de Shere Khan! répondit-il. Je chasse en terre labourée, ce soir.

      Et il plongea dans les broussailles pour gagner le cours d’eau, tout au fond de la vallée. Là, il s’arrêta, car il entendit les cris du clan en chasse, il entendit meugler un sambhur traqué, le râle de la bête aux abois. Puis montèrent des hurlements de dérision et de méchanceté: c’étaient les jeunes loups.

      – Akela! Akela! Que le solitaire montre sa force!.. Place au chef du clan! Saute, Akela!

      Le solitaire dut sauter et manquer de prise, car Mowgli entendit le claquement de ses dents et un glapissement lorsque le sambhur, avec ses pieds de devant, le culbuta. Il ne resta pas à en écouter davantage, mais s’élança en avant; et les cris s’affaiblirent derrière lui à mesure qu’il se hâtait vers les terres cultivées où demeuraient les villageois.

      – Bagheera disait vrai! – souffla-t-il, en se nichant parmi le fourrage amoncelé sous la fenêtre d’une hutte. – Demain, c’est le jour d’Akela et le mien.

      Alors il appliqua son visage contre la fenêtre et considéra le feu sur l’âtre; il vit la femme du laboureur se lever pendant la nuit et nourrir la flamme avec des mottes noires; et quand vint le matin, à l’heure où blanchissait la brume froide, il vit l’enfant de l’homme prendre une corbeille d’osier garnie de terre à l’intérieur, l’emplir de charbons