Barnabé. Fabre Ferdinand

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Название Barnabé
Автор произведения Fabre Ferdinand
Жанр Зарубежная классика
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Издательство Зарубежная классика
Год выпуска 0
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fois? interrogea mon oncle, arrêtant un regard sévère sur l’ermite de Saint-Michel… Cette aventure n’est pas à votre louange, et je vous invite à ne pas réveiller le souvenir de M. Cœurdevache, de Saint-Pons.

      Barnabé, subitement terrifié, laissa tomber son nez dans son assiette, et dévora, sans oser relever la tête, le bouilli de mouton que ma mère venait de lui servir.

      – Mais enfin, reprit mon père, après un silence de quelques minutes, vous qui êtes renseignés, fixez-moi sur cette aventure, car on la raconte de mille façons.

      – Voici la vérité vraie, dit mon oncle.

      Et, ayant déposé avec précaution sa fourchette et son couteau, s’étant essuyé les lèvres par ce geste à la fois solennel et recueilli dont les ecclésiastiques contractent l’habitude à l’autel, il allait prendre son élan, quand M. Anselme Benoît, lui faisant un signe:

      – Prenez garde, monsieur le curé, vous êtes atteint d’une affection de la gorge qui, pour le moment, n’offre rien de grave, je le crois, mais qui vous condamne à de grands ménagements…

      – Pourtant, mon ami… hasarda le pauvre saint homme, pris brusquement d’une légère toux.

      – Vous voyez… vous voyez, s’écria le docteur, voilà une quinte! Quand je vous le disais!.. Taisez-vous, je vous en prie, et au besoin je vous l’ordonne… Barnabé parlera pour vous. Il n’a pas la langue trop mal pendue, notre Frère… Allons, Barnabé!

      L’ermite leva sur l’assistance une face radieuse. Heureux de saisir la balle au bond, avant d’avaler le morceau qui lui emplissait la bouche:

      – Tous, ici, vous connaissez mon fils Félibien Lavérune? barbouilla-t-il.

      – Nous le connaissons, répondirent mon père et M. Anselme Benoît.

      – Comme vous le savez, il est dans les horlogeries, et travaille présentement à Moret, département du Jura, un pays aussi loin des Aires que Pâques est loin de la Trinité. S’il vous faut son adresse, il demeure rue des Balances, vis-à-vis M. Pincedos, bourrelier…

      – Eh! que nous fait votre fils! interrompit M. Anselme Benoît, prêt à se fâcher. Parlez-nous de Venceslas Labinowski et laissez à tous les diables Félibien Lavérune avec son bourrelier.

      – Figurez-vous donc, poursuivit Barnabé, difficile à intimider, figurez-vous donc que, toutes les fois que je vais à Béziers, – ce qui m’arrive de cent en quarante, car les quêtes ne rapportent pas un fétu de ce côté-là, – je n’en reviens jamais sans être allé boire un coup chez M. Briguemal, horloger dans la rue Française. Pensez, c’est là que Félibien apprit son métier; puis ce sont des gens si bien éduqués, ces Briguemal! Madame Briguemal porte au cou une chaîne en or, en or fin, s’il vous plaît, qui pèse au moins une demi-livre… Pour lors, voici qu’avant-hier, vers les onze heures du soir, après avoir mis à sec, de compagnie avec M. Briguemal, trois bouteilles de vin blanc de Maraussan…

      – Trois bouteilles! se récria mon oncle.

      – Oh! des fioles de rien, aussi petites que des fioles d’apothicaire…

      – Eh bien? demanda M. Anselme Benoît.

      – Eh bien, je descendais pour me coucher vers l’Auberge des Deux-Mulets, où m’attendait Baptiste, quand, traversant la Place de la Citadelle, devinez qui j’aperçus sous les arbres de la promenade?.. Pardi! Venceslas… Ah! j’en jure Dieu, il me fallut plus d’un coup d’œil pour le reconnaître. Ni froc, ni capuchon, ni pèlerine, ni chapelet, ni chapeau de Frère; un monsieur, je vous prie, un monsieur, le cigare à la bouche et la canne à la main. Etait-ce possible, paradis du Seigneur? Le maraussan – un coquin de vin tout de même qui fait des siennes sans en avoir l’air – ne m’avait-il pas brouillé les vitres? Comptez que ce n’était pas tout: notre homme se pavanait comme un roi, tenant à son bras gauche une femme qui laissait flotter une écharpe de soie à sa taille et sur sa tête un bonnet à rubans… Peut-être ne le savez-vous pas, mais moi qui ai voyagé, une fois jusqu’à Saint-Jacques-de-Compostelle et deux fois jusqu’à Rome, je vous apprendrai qu’il y a comme ça, dans les grandes villes, des créatures sans conduite ni religion qui…

      – Barnabé! interrompit mon oncle avec un clignement d’yeux qui me désignait.

      L’ermite, trop prompt à battre l’amble sur un sujet scabreux, demeura tout interdit.

      – Continuez, voyons, c’est très amusant, lui dit M. Anselme Benoît.

      Les rênes lui étant rendues, le Frère reprit carrière.

      – Il y a au bout de la promenade de Béziers le piédestal de la statue de Paul Riquet, un homme tout en bronze, à ce que l’on dit, de pied en cap… Vous allez voir… Semblablement au renard qui cherche son terrier, je me faufilai derrière ce piédestal de marbre, et, n’osant aborder mon couple sans être bien sûr du fait, je l’observai attentivement… Monsieur le curé, fâchez-vous si vous ne pouvez retenir votre colère: tout d’un coup, comme il n’y avait pas grand monde rôdant par là, Venceslas prit cette femme dans ses bras et l’embrassa, en répétant: «Catherine! Catherine!..»

      – Barnabé, c’est inconvenant, à la fin! s’écria mon oncle.

      – Je le sais, monsieur le curé. Aussi je ne fis ni une ni deux; je sautai de ma cachette et posai cinq doigts au collet du Frère de Cavimont.

      « – Ah! rufian! ah! homme sans foi ni loi! lui criai-je.

      « – Eh bien! qu’est-ce que je fais? eut-il le front de me répondre.

      « – Comment, misérable, tu ne vois pas que tu déshonores le métier?

      « – Alors, parce qu’on est Frère libre de Saint-François, on n’a pas le droit de se promener avec sa sœur?

      « – Ta sœur!.. Est-ce que les sœurs ont des écharpes de soie et des bonnets à rubans? Tu crois donc parler à un conscrit? Tu crois donc que je ne connais pas les femmes, moi? J’ai été marié; la preuve, c’est que j’ai un enfant dans les horlogeries, à Moret, département du Jura; et je saisies femmes par cœur, les honnêtes aussi bien que…»

      – Les autres, interjeta vivement mon oncle, toujours à l’affût de quelque énormité.

      « – Les honnêtes et les autres…» Mais comme je ne le lâchais mie, et que mon poignet commençait à lui peser lourd sur la poitrine, sans que j’y prisse méfiance, Venceslas passa une de ses jambes à travers les miennes, fit un mouvement brusque de tout le corps, pareillement à Baptiste quand je l’étrille à rebrousse-poil, et nous nous trouvâmes séparés. Seulement lui disparaissait dans une ruelle obscure avec sa Catherine, tandis que moi, étendu comme une bête morte sur le gravier de la promenade, je ramassais un à un mes quatre membres endoloris et essayais de les faire jouer. Quel coup! Je ne vis pas le fil de la chose. C’est un coup de la Pologne sans doute… Je pus enfin me relever, rattraper mon chapeau que la bise emportait, secouer la pauvre soutane que me donna M. le curé, tout endommagée par la chute, et me traîner jusqu’à un banc de pierre qui se trouvait là. Lorsque je fus assis, je m’aperçus que le sang coulait de mon nez comme coule l’eau claire de ma fontaine de Saint-Michel… Ah! scélérat de Venceslas! si nous nous rencontrons jamais à la fourche de deux chemins!..

      Mon oncle resta grave. Mon père réprima une furieuse envie de rire. Quant à M. Anselme Benoît, moins discret, il éclata bruyamment.

      Les transports exhilarants du docteur blessèrent l’ermite. Le paysan, que l’ignorance où il se débat rend ombrageux, a comme nous la peur terrible du ridicule. De ses deux petits yeux noirs, où la malice et la colère pétillaient ensemble, il dévisagea d’abord M. Anselme Benoît, placé en face de lui; puis, lestement, projetant son bras par-dessus la table, il le saisit à l’épaule et le secoua.

      Cette familiarité, qui dépassait toutes les bornes, ne parut offusquer en aucune façon le médecin des Aires, un rustre qu’on avait arraché à la