Anna Karénine (l'intégrale, Tome 1 & 2). León Tolstoi

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Название Anna Karénine (l'intégrale, Tome 1 & 2)
Автор произведения León Tolstoi
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066373887



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Parce que le pauvre garçon était amoureux d’elle! Mais elle n’y pouvait rien: cela devait être ainsi.

      «Mon Dieu, est-il possible que je doive lui parler moi-même, pensa-t-elle, que je doive lui dire que je ne l’aime pas? Ce n’est pas vrai. Que lui dire alors? Que j’en aime un autre? C’est impossible. Je me sauverai, je me sauverai.»

      Elle s’approchait déjà de la porte, lorsqu’elle entendit son pas. «Non, ce n’est pas loyal. De quoi ai-je peur? Je n’ai fait aucun mal. Il en adviendra ce qui pourra, je dirai la vérité. Avec lui, rien ne peut me mettre mal à l’aise. Le voilà,» se dit-elle en le voyant paraître, grand, fort, et cependant timide, avec ses yeux brillants fixés sur elle.

      Elle le regarda bien en face d’un air qui semblait implorer sa protection, et lui tendit la main.

      «Je suis venu un peu tôt, il me semble,» dit-il en jetant un coup d’œil sur le salon vide; et, sentant que son attente n’était pas trompée, que rien ne l’empêcherait de parler, sa figure s’assombrit.

      — Oh non! Répondit Kitty en s’asseyant près de la table.

      — C’est précisément ce que je souhaitais, afin de vous trouver seule, commença-t-il sans s’asseoir et sans la regarder pour ne pas perdre son courage.

      — Maman viendra à l’instant. Elle s’est beaucoup fatiguée hier. Hier…»

      Elle parlait sans se rendre compte de ce qu’elle disait, et ne le quittait pas de son regard suppliant et caressant.

      Levine se tourna vers elle, ce qui la fit rougir et se taire.

      «Je vous ai dit hier que je ne savais pas si j’étais ici pour longtemps, que cela dépendait de vous.»

      Kitty baissait la tête de plus en plus, ne sachant pas elle-même ce qu’elle répondrait à ce qu’il allait dire.

      «Que cela dépendait de vous, répéta-t-il. Je voulais dire – dire – c’est pour cela que je suis venu, que… Serez-vous ma femme?» murmura-t-il sans savoir ce qu’il disait, mais avec le sentiment d’avoir fait le plus difficile. Il s’arrêta ensuite et la regarda.

      Kitty ne relevait pas la tête; elle respirait avec peine, et le bonheur remplissait son cœur. Jamais elle n’aurait cru que l’aveu de cet amour lui causerait une impression aussi vive. Mais cette impression ne dura qu’un instant. Elle se souvint de Wronsky, et, levant son regard sincère et limpide sur Levine, dont elle vit l’air désespéré, elle répondit avec hâte:

      «Cela ne peut être… Pardonnez-moi.»

      Combien, une minute auparavant, elle était près de lui et nécessaire à sa vie! Et combien elle s’éloignait tout à coup et lui devenait étrangère!

      «Il ne pouvait en être autrement,» dit-il sans la regarder.

      Et, la saluant, il voulut s’éloigner.

      XIV

      La princesse entra au même instant. La terreur se peignit sur son visage en les voyant seuls, avec des figures bouleversées. Levine s’inclina devant elle sans parler. Kitty se taisait sans lever les yeux. «Dieu merci, elle aura refusé,» pensa la mère, et le sourire avec lequel elle accueillait ses invités du jeudi reparut sur ses lèvres.

      Elle s’assit et questionna Levine sur sa vie de campagne; il s’assit aussi, espérant s’esquiver lorsque d’autres personnes entreraient.

      Cinq minutes après, on annonça une amie de Kitty, mariée depuis l’hiver précédent, la comtesse Nordstone.

      C’était une femme sèche, jaune, nerveuse et maladive, avec de grands yeux noirs brillants. Elle aimait Kitty, et son affection, comme celle de toute femme mariée pour une jeune fille, se traduisait par un vif désir de la marier d’après ses idées de bonheur conjugal: c’était à Wronsky qu’elle voulait la marier. Levine, qu’elle avait souvent rencontré chez les Cherbatzky au commencement de l’hiver, lui avait toujours déplu, et son occupation favorite, quand elle le voyait, était de le taquiner.

      «J’aime assez qu’il me regarde du haut de sa grandeur, qu’il ne m’honore pas de ses conversations savantes, parce que je suis trop bête pour qu’il condescende jusqu’à moi. Je suis enchantée qu’il ne puisse pas me souffrir,» disait-elle en parlant de lui.

      Elle avait raison, en ce sens que Levine ne pouvait effectivement pas la souffrir, et méprisait en elle ce dont elle se glorifiait, le considérant comme une qualité: sa nervosité, son indifférence et son dédain raffiné pour tout ce qu’elle jugeait matériel et grossier.

      Entre Levine et la comtesse Nordstone il s’établit donc ce genre de relations qu’on rencontre assez souvent dans le monde, qui fait que deux personnes, amies en apparence, se dédaignent au fond à tel point, qu’elles ne peuvent même plus être froissées l’une par l’autre.

      La comtesse entreprit Levine aussitôt.

      «Ah! Constantin-Dmitritch! Vous voilà revenu dans notre abominable Babylone, – dit-elle en tendant sa petite main sèche et en lui rappelant qu’il avait au commencement de l’hiver appelé Moscou une Babylone. – Est-ce Babylone qui s’est convertie, ou vous qui vous êtes corrompu? Ajouta-t-elle en regardant du côté de Kitty avec un sourire moqueur.

      — Je suis flatté, comtesse, de voir que vous teniez un compte aussi exact de mes paroles, – répondit Levine qui, ayant eu le temps de se remettre, rentra aussitôt dans le ton aigre-doux propre à ses rapports avec la comtesse. – Il faut croire qu’elles vous impressionnent vivement.

      — Comment donc! Mais j’en prends note. Eh bien, Kitty, tu as encore patiné aujourd’hui!» Et elle se mit à causer avec sa jeune amie.

      Quoiqu’il ne fût guère convenable de s’en aller à ce moment, Levine eût préféré cette gaucherie au supplice de rester toute la soirée, et de voir Kitty l’observer à la dérobée, tout en évitant son regard; il essaya donc de se lever, mais la princesse s’en aperçut et, se tournant vers lui:

      «Comptez-vous rester longtemps à Moscou? Dit-elle. N’êtes-vous pas juge de paix dans votre district? Cela doit vous empêcher de vous absenter longtemps?

      — Non, princesse, j’ai renoncé à ces fonctions; je suis venu pour quelques jours.»

      «Il s’est passé quelque chose, pensa la comtesse Nordstone en examinant le visage sévère et sérieux de Levine; il ne se lance pas dans ses discours habituels, mais j’arriverai bien à le faire parler: rien ne m’amuse comme de le rendre ridicule devant Kitty.»

      «Constantin-Dmitritch, lui dit-elle, vous qui savez tout, expliquez-moi, de grâce, comment il se fait que dans notre terre de Kalouga les paysans et leurs femmes boivent tout ce qu’ils possèdent et refusent de payer leurs redevances? Vous qui faites toujours l’éloge des paysans, expliquez-moi ce que cela signifie?»

      En ce moment une dame entra au salon et Levine se leva.

      «Excusez-moi, comtesse, mais je ne sais rien et ne puis vous répondre,» dit-il en regardant un officier qui entrait à la suite de la dame.

      «Ce doit être Wronsky,» pensa-t-il, et, pour s’en assurer, il jeta un coup d’œil sur Kitty. Celle-ci avait déjà eu le temps d’apercevoir Wronsky et d’observer Levine. À la vue des yeux lumineux de la jeune fille, Levine comprit qu’elle aimait, et le comprit aussi clairement que si elle le lui eût avoué elle-même.

      Quel était cet homme qu’elle aimait? Il voulut s’en rendre compte, et sentit qu’il devait rester bon gré, mal gré.

      Bien des gens, en présence d’un rival heureux, sont disposés à nier ses qualités pour ne voir que ses travers; d’autres, au contraire, ne songent qu’à découvrir les mérites qui lui ont valu le succès, et, le cœur ulcéré, ne lui trouvent que des qualités. Levine était de ce