Anna Karénine (Texte intégral). León Tolstoi

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Название Anna Karénine (Texte intégral)
Автор произведения León Tolstoi
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066373498



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que cette faculté de constater nos erreurs, mais nous l’exagérons, nous nous plaisons dans l’ironie, qui jamais ne fait défaut à notre langue. Si l’on donnait nos droits, ces mêmes institutions provinciales, à quelque autre peuple de l’Europe, Allemands ou Anglais, ils sauraient en extraire la liberté, tandis que, nous autres, nous ne savons qu’en rire!

      – Qu’y faire? Répondit Levine d’un air coupable. C’était mon dernier essai. J’y ai mis toute mon âme; je n’y puis plus rien; je suis incapable de…

      – Incapable! Interrompit Serge Ivanitch: tu n’envisages pas la chose comme il le faudrait.

      – C’est possible, répondit Levine accablé.

      – Sais-tu que notre frère Nicolas est de nouveau ici?»

      Nicolas était le frère aîné de Constantin et le demi-frère de Serge; c’était un homme perdu, qui avait mangé la plus grande partie de sa fortune, et s’était brouillé avec ses frères pour vivre dans un monde aussi fâcheux qu’étrange.

      «Que dis-tu là? S’écria Levine effrayé. Comment le sais-tu?

      – Prokofi l’a vu dans la rue.

      – Ici, à Moscou? Où est-il? Et Levine se leva, comme s’il eût voulu aussitôt courir le trouver.

      – Je regrette de t’avoir dit cela, dit Serge en hochant la tête à la vue de l’émotion de son frère. J’ai envoyé quelqu’un pour savoir où il demeurait et lui ai fait tenir sa lettre de change sur Troubine que j’ai payée. Voici ce qu’il m’a répondu…»

      Et Serge tendit à son frère un billet qu’il prit sous un presse-papiers.

      Levine lut ce billet d’une écriture étrange et qu’il connaissait bien.

      «Je demande humblement qu’on me laisse la paix. C’est tout ce que je réclame de mes chers frères. Nicolas Levine.»

      Constantin resta debout devant Serge, le papier à la main, sans lever la tête.

      «Il veut bien visiblement m’offenser, continua Serge, mais cela lui est impossible. Je souhaitais de tout cœur de pouvoir l’aider, tout en sachant que je n’en viendrais pas à bout.

      – Oui, oui, confirma Levine, je comprends et j’apprécie ta conduite envers lui, mais j’irai le voir.

      – Si cela te fait plaisir, vas-y, dit Serge, mais je ne te le conseille pas. Ce n’est pas que je le craigne par rapport à nos relations à toi et à moi, il ne saurait nous brouiller, mais c’est pour toi que je te conseille de n’y pas aller: tu n’y pourras rien. Au reste, fais comme tu l’entends.

      – Peut-être n’y a-t-il vraiment rien à faire, mais dans ce moment… je ne saurais être tranquille…

      – Je ne te comprends pas, dit Serge, mais ce que je comprends, ajouta-t-il, c’est qu’il y a là pour nous une leçon d’humilité. Depuis que notre frère Nicolas est devenu ce qu’il est, je considère ce qu’on appelle une «bassesse» avec plus d’indulgence. Tu sais ce qu’il a fait?

      – Hélas; c’est affreux, affreux!» répondit Levine.

      Après avoir demandé l’adresse de Nicolas au domestique de Serge Ivanitch, Levine se mit en route pour aller le trouver, mais il changea d’idée et ajourna sa visite au soir. Avant tout, pour en avoir le cœur net, il voulait décider la question qui l’avait amené à Moscou. Il alla donc trouver Oblonsky et, après avoir appris où étaient les Cherbatzky, se rendit là où il pensait rencontrer Kitty.

      IX

      Vers quatre heures, Levine quitta son isvostchik à la porte du Jardin zoologique et, le cœur battant, suivit le sentier qui menait aux montagnes de glace, près de l’endroit où l’on patinait; il savait qu’il la trouverait là, car il avait aperçu la voiture des Cherbatzky à l’entrée.

      Il faisait un beau temps de gelée; à la porte du Jardin on voyait, rangés à la file, des traîneaux, des voitures de maître, des isvostchiks, des gendarmes. Le public se pressait dans les petits chemins frayés autour des izbas décorées de sculptures en bois; les vieux bouleaux du Jardin, aux branches chargées de givre et de neige, semblaient revêtus de chasubles neuves et solennelles.

      Tout en suivant le sentier, Levine se parlait à lui-même: «Du calme! Il ne faut pas se troubler; que veux-tu? Qu’as-tu? Tais-toi, imbécile.» C’est ainsi qu’il interpellait son cœur.

      Mais plus il cherchait à se calmer, plus l’émotion le gagnait et lui coupait la respiration. Une personne de connaissance l’appela au passage, Levine ne la reconnut même pas. Il s’approcha des montagnes. Les traîneaux glissaient, puis remontaient au moyen de chaînes; c’était un cliquetis de ferraille, un bruit de voix joyeuses et animées. À quelques pas de là on patinait, et parmi les patineurs il la reconnut bien vite, et sut qu’elle était près de lui par la joie et la terreur qui envahirent son âme.

      Debout auprès d’une dame, du côté opposé à celui où Levine se trouvait, elle ne se distinguait de son entourage ni par sa pose ni par sa toilette; pour lui, elle ressortait dans la foule comme une rose parmi des orties, éclairant de son sourire ce qui l’environnait, illuminant tout de sa présence. «Oserai-je vraiment descendre sur la glace et m’approcher d’elle?» pensa-t-il. L’endroit où elle se tenait lui parut un sanctuaire dont il craignait d’approcher, et il eut si peur qu’il s’en fallut de peu qu’il ne repartit. Faisant un effort sur lui-même il arriva cependant à se persuader qu’elle était entourée de gens de toute espèce, et qu’à la rigueur il avait bien aussi le droit de venir patiner. Il descendit donc sur la glace, évitant de jeter les yeux sur elle comme sur le soleil, mais, de même que le soleil, il n’avait pas besoin de la regarder pour la voir.

      On se réunissait sur la glace, un jour de la semaine, entre personnes de connaissance. Il y avait là des maîtres dans l’art du patinage qui venaient faire briller leurs talents, d’autres qui faisaient leur apprentissage derrière des fauteuils, avec des gestes gauches et inquiets, de très jeunes gens, et aussi de vieux messieurs, patinant par hygiène; tous semblaient à Levine des élus favorisés du ciel, parce qu’ils étaient dans le voisinage de Kitty. Et ces patineurs glissaient autour d’elle, la rattrapaient, lui parlaient même, et n’en semblaient pas moins s’amuser avec une indépendance d’esprit complète, comme s’il eût suffi à leur bonheur que la glace fût bonne et le temps splendide!

      Nicolas Cherbatzky, un cousin de Kitty, vêtu d’une jaquette et de pantalons étroits, était assis sur un banc, les patins aux pieds, lorsqu’il aperçut Levine.

      «Ah! S’écria-t-il, le premier patineur de la Russie, le voilà! Es-tu ici depuis longtemps? Mets donc vite tes patins, la glace est excellente.

      – Je n’ai pas mes patins,» répondit Levine, étonné qu’on pût parler en présence de Kitty avec cette liberté d’esprit et cette audace, et ne la perdant pas de vue une seconde, quoiqu’il ne la regardât pas. Elle, visiblement craintive sur ses hautes bottines à patins, s’élança vers lui, du coin où elle se tenait, suivie d’un jeune garçon en costume russe qui cherchait à la dépasser en faisant les gestes désespérés d’un patineur maladroit. Kitty ne patinait pas avec sûreté; ses mains avaient quitté le petit manchon suspendu à son cou par un ruban, et se tenaient prêtes à se raccrocher n’importe à quoi; elle regardait Levine, qu’elle venait de reconnaître, et souriait de sa propre peur. Quand elle eut enfin heureusement pris son élan, elle donna un léger coup de talon et glissa jusqu’à son cousin Cherbatzky, s’empara de son bras, et envoya à Levine un salut amical. Jamais dans son imagination elle n’avait été plus charmante.

      Il lui suffisait toujours de penser à elle pour évoquer vivement le souvenir de toute sa personne,