Anna Karénine (Texte intégral). León Tolstoi

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Название Anna Karénine (Texte intégral)
Автор произведения León Tolstoi
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066373498



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joint à son sourire, le transportait dans un monde enchanté où il se sentait apaisé, adouci, avec les bons sentiments de sa première enfance.

      «Depuis quand êtes-vous ici? Demanda-t-elle en lui tendant la main. Merci, ajouta-t-elle en lui voyant ramasser le mouchoir tombé de son manchon.

      – Moi? Je suis arrivé depuis peu, hier, c’est-à-dire aujourd’hui, répondit Levine, si ému qu’il n’avait pas bien compris la question. Je voulais venir chez vous, – dit-il, et, se rappelant aussitôt dans quelle intention, il rougit et se troubla. – Je ne savais pas que vous patiniez, et si bien.»

      Elle le regarda avec attention, comme pour deviner la cause de son embarras.

      «Votre éloge est précieux. Il s’est conservé ici une tradition sur vos talents de patineur, – dit-elle en secouant de sa petite main gantée de noir les aiguilles de pin tombées sur son manchon.

      – Oui, j’ai patiné autrefois avec passion; je voulais arriver à la perfection.

      – Il me semble que vous faites tout avec passion, dit-elle en souriant. Je voudrais tant vous voir patiner. Mettez donc des patins, nous patinerons ensemble.»

      «Patiner ensemble! Est-il possible!» pensa-t-il en la regardant.

      «Je vais les mettre tout de suite,» dit-il.

      Et il courut chercher des patins.

      «Il y a longtemps, monsieur, que vous n’êtes venu chez nous, dit l’homme aux patins en lui tenant le pied pour visser le talon. Depuis vous, nous n’avons personne qui s’y entende. Est-ce bien ainsi? Dit-il en serrant la courroie.

      – C’est bien, c’est bien, dépêche-toi seulement,» répondit Levine, ne pouvant dissimuler le sourire joyeux qui, malgré lui, éclairait son visage. «Voilà la vie, voilà le bonheur, pensait-il, faut-il lui parler maintenant? Mais j’ai peur de parler; je suis trop heureux en ce moment, heureux au moins en espérance, tandis que… Mais il le faut, il le faut! Arrière toute faiblesse!»

      Levine se leva, ôta son paletot, et, après s’être essayé autour de la petite maison, s’élança sur la glace unie et glissa sans effort, dirigeant à son gré sa course, tantôt rapide, tantôt ralentie. Il s’approcha d’elle avec crainte, mais un sourire de Kitty le rassura encore une fois.

      Elle lui donna la main et ils patinèrent côte à côte, augmentant peu à peu la vitesse de leur course; et plus ils glissaient rapidement, plus elle lui serrait la main.

      «J’apprendrais bien plus vite avec vous, lui dit-elle, je ne sais pourquoi, j’ai confiance.

      – J’ai aussi confiance en moi, quand vous vous appuyez sur mon bras,» répondit-il, et aussitôt il rougit, effrayé. Effectivement, à peine eut-il prononcé ces paroles, que, de même que le soleil se cache derrière un nuage, toute l’amabilité du visage de la jeune fille disparut, et Levine remarqua un jeu de physionomie qu’il connaissait bien, et qui indiquait un effort de sa pensée; une ride se dessina sur le front uni de Kitty.

      – Il ne vous arrive rien de désagréable? Du reste, je n’ai pas le droit de le demander, dit-il vivement.

      – Pourquoi cela? Non, – répondit-elle froidement; et elle ajouta aussitôt: – Vous n’avez pas encore vu MlleLinon?

      – Pas encore.

      – Venez la voir, elle vous aime tant.

      – Qu’arrive-t-il? Je lui ai fait de la peine! Seigneur, ayez pitié de moi!» pensa Levine tout en courant vers la vieille Française aux petites boucles grises, qui les surveillait de son banc. Elle le reçut comme un vieil ami et lui montra tout son râtelier dans un sourire amical.

      «Nous grandissons, n’est-ce pas? Dit-elle en désignant Kitty des yeux, et nous prenons de l’âge. Tiny bear devient grand!» continua la vieille institutrice en riant; et elle lui rappela sa plaisanterie sur les trois demoiselles qu’il appelait les trois oursons du conte anglais.

      «Vous rappelez-vous que vous les nommiez ainsi?»

      Il l’avait absolument oublié, mais elle riait de cette plaisanterie depuis dix ans et y tenait toujours.

      «Allez, allez patiner. N’est-ce pas que notre Kitty commence à bien s’y prendre?»

      Quand Levine revint auprès de Kitty, il ne lui trouva plus le visage sévère; ses yeux avaient repris leur expression franche et caressante, mais il lui sembla qu’elle avait un ton de tranquillité voulue, et il se sentit triste. Après avoir causé de la vieille gouvernante et de ses originalités, elle lui parla de sa vie à lui.

      «Ne vous ennuyez-vous vraiment pas à la campagne? Demanda-t-elle.

      – Non, je ne m’ennuie pas; je suis très occupé, – répondit-il, sentant qu’elle l’amenait au ton calme qu’elle avait résolu de garder, et dont il ne saurait désormais se départir, pas plus qu’il n’avait su le faire au commencement de l’hiver.

      – Êtes-vous venu pour longtemps? Demanda Kitty.

      – Je n’en sais rien, répondit-il sans penser à ce qu’il disait. L’idée de retomber dans le ton d’une amitié calme et de retourner peut-être chez lui sans avoir rien décidé le poussa à la révolte.

      – Comment ne le savez-vous pas?

      – Je n’en sais rien, cela dépendra de vous,» dit-il, et aussitôt il fut épouvanté de ses propres paroles.

      N’entendit-elle pas ces mots, ou ne voulut-elle pas les entendre? Elle sembla faire un faux pas sur la glace et s’éloigna pour glisser vers MlleLinon, lui dit quelques mots et se dirigea vers la petite maison où l’on ôtait les patins.

      «Mon Dieu, qu’ai-je fait? Seigneur Dieu, aidez-moi, guidez-moi,» priait Levine intérieurement, et, sentant qu’il avait besoin de faire quelque mouvement violent, il décrivit avec fureur des courbes sur la glace.

      En ce moment, un jeune homme, le plus fort des nouveaux patineurs, sortit du café, ses patins aux pieds et la cigarette à la bouche; sans s’arrêter il courut vers l’escalier, descendit les marches en sautant, sans même changer la position de ses bras, et s’élança sur la glace.

      «C’est un nouveau tour, se dit Levine, et il remonta l’escalier pour l’imiter.

      – Ne vous tuez pas, il faut de l’habitude,» lui cria Nicolas Cherbatzky.

      Levine patina quelque temps avant de prendre son élan, puis il descendit l’escalier en cherchant à garder l’équilibre avec ses mains; à la dernière marche, il s’accrocha, fit un mouvement violent pour se rattraper, reprit son équilibre, et s’élança en riant sur la glace.

      «Quel brave garçon, – pensait pendant ce temps Kitty en entrant dans la petite maison, suivie de MlleLinon, et en le regardant avec un sourire caressant, comme un frère bien-aimé. – Est-ce ma faute? Ai-je rien fait de mal? On prétend que c’est de la coquetterie! Je sais bien que ce n’est pas lui que j’aime, mais je ne m’en sens pas moins contente auprès de lui: il est si bon! Mais pourquoi a-t-il dit cela?» pensa-t-elle.

      Voyant Kitty partir avec sa mère qui venait la chercher, Levine, tout rouge après l’exercice violent qu’il venait de prendre, s’arrêta et réfléchit. Il ôta ses patins et rejoignit la mère et la fille à la sortie.

      «Très heureuse de vous voir, dit la princesse. Nous recevons, comme toujours, le jeudi.

      – Aujourd’hui, par conséquent?

      – Nous serons enchantés de vous voir,»